Ces
deux disques enregistrés entre 2006 et 2008 ont été
réalisés par un label rennais, Forgotten Records.
Celui-ci se propose de mettre à la disposition des mélomanes
des enregistrements devenus inaccessibles et de laisser mémoire
de l'interprétation de musiciens du passé. Dans
son travail de recherche, il a ainsi fait surgir de l'oubli des
disques de Jacqueline Eymar, Albert Ferber aujourd'hui disparus
et ceux d'un pianiste heureusement toujours parmi nous : Pierre
Froment.
Né en 1937, Pierre Froment a été élève
au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris,
où il a obtenu cinq premiers prix. Il a suivi pendant plusieurs
années l'enseignement d'Alfred
Cortot, en Suisse et à Paris et a donné des
concerts dans plusieurs pays d'Europe et en particulier en Allemagne.
Il a fait une longue carrière de pédagogue, enseignant
à l'Ecole Normale de Musique de Paris, au Conservatoire
d'Angers et au Conservatoire de Rennes, où, en collaboration
avec son épouse, Eliane Froment, il a formé des
générations d'élèves parmi lesquels
Romain Hervé
et Vanessa Wagner.
L'idée lui est venue, de reprendre une série d'enregistrements
et de graver la majeure partie du répertoire qui l'accompagnait
depuis plusieurs décennies. Lors d'une rencontre, Pierre
Froment a bien voulu raconter comment il a vécu ce projet
original et partager ses motivations qui l'ont conduit à
relever un tel défi. Défi effectivement que ce pianiste,
qui ne refuse pas la prise de risques dans ses interprétations,
à l'instar de son maître Alfred Cortot, relève
ici avec talent, dans un élan musical captivant, porté,
comme il nous le confie, par l'amour de sa femme aujourd'hui disparue.
Pourquoi avez-vous choisi précisément
d'enregistrer aujourd'hui ces oeuvres de Schumann et Brahms ?
En fait il y aura dix disques à paraître chez Forgotten
Records, certains sont des enregistrements anciens pris en concert
entre 1970 et 1987 notamment le Carnaval et les Etudes
symphoniques de Schumann, les Ballades de Chopin
On s'étonnera peut-être de certaines interprétations,
assez loin parfois de l'esprit des temps actuels et qui me surprennent
moi-même sans que je les désavoue. Elles marquent
mon appartenance à un passé où vécurent
les enchanteurs de ma jeunesse. Cependant, le temps présent
demeure aussi ma patrie, aussi ai-je souhaité réaliser
de nouveaux enregistrements des uvres de Schumann, Chopin
et Brahms. Certains de mes enregistrements passés ne correspondent
plus à l'idée que je me fais actuellement des uvres.
Et si nous parlons d'esthétique pianistique, il y avait,
par exemple, trop de décalage entre la main droite et la
main gauche et parfois un rubato excessif, chose qui se faisait
beaucoup au temps de Cortot mais plus aujourd'hui. Cette conception
pourrait cependant être défendue à condition
de s'inscrire dans une certaine esthétique.
Pour ce qui concerne les uvres enregistrées sur
ces deux disques, elles représentent pour moi la forêt
du romantisme allemand dans toute sa splendeur. C'est l'un des
aspects auquel m'a rendu particulièrement sensible Alfred
Cortot. Je n'ai travaillé avec lui que Schumann et d'ailleurs
je ne connais aucun enregistrement de Brahms réalisé
par lui, question peut-être de génération.
Je n'ai découvert Brahms que par Kempff. J'ai travaillé
la plupart des oeuvres de ces disques depuis ma jeunesse, depuis
mes études au Conservatoire de Paris, et j'ai eu l'occasion
de les jouer en concert dans les années soixante dix, en
Allemagne notamment. Toutefois je n'ai abordé certaines
de ces pièces, comme l'opus 116, qu'à l'occasion
de cet enregistrement, en 2007. Lorsqu'on est bien imprégné
d'un style, le fait d'avoir ou non joué une page particulière
n'a pas d'importance capitale : c'est comme si on l'avait jouée
et on y entre tout naturellement . Les Davidsbündlertänze
constituent l'un des cycles les plus riches et des plus émouvants,
assurément, parmi les grands cycles schumanniens. On peut
en dire autant des Kreisleriana que Schumann avait dédiées
à Chopin, même si elles s'adressent, bien sûr,
à Clara. Elles sont, au fond, un autoportrait psychologique
de Schumann signé des deux personnages fictifs de l'âge
du compositeur et qui représentent les deux aspects principaux
de sa personnalité : Florestan et Eusebius. Eusebius, rêveur,
tendre, un peu indolent, Florestan, passionné, emporté,
sujet aussi à des langueurs. Schumann est, avec Liszt,
un compositeur que j'aurai aimé connaître. Sur un
plan musical, j'aurai souhaité savoir quel esprit il voulait
que l'on donne à sa musique, notamment à propos
du Carnaval et des Davidsbündlertänze,
cela m'aurait passionné et pour ce qui est des Etudes
symphoniques, je lui aurai demandé s'il était
d'accord pour qu'on intercale les Etudes posthumes et de
quelle façon.
J'ai surtout joué en concert l'opus 118 de Brahms que j'ai
découvert sous les doigts de Kempff dans les années
cinquante. Cet opus aux six pièces si différentes
contient des chants absolument magnifiques. L'amour dans la seconde
pièce est plus spiritualisé alors qu'il est d'un
caractère plus pastoral dans la romance, il y a de l'héroïsme
dans la Ballade, l'expression d'une légende. La
dernière pièce traduit quant à elle le summum
de la solitude et de la tristesse humaine avec également
un souvenir d'héroïsme, comme une vision. L'opus 116
est celui qui contient le plus de mystère et d'énigme.
Composée dans une période où Brahms était
malade, cette oeuvre contient le plus de "sphinx musicaux
". L'opus 117 offre, quant à lui, le plus de lyrisme,
le plus de chant notamment dans cette berceuse pleine de confiance
qui le débute. Il ne faut pas oublier que ces oeuvres ont
été écrites à la fin de la vie de
Brahms et il est curieux que l'opus 119 se termine par une rapsodie
qui rappelle le début de la production de Brahms alors
qu'au contraire elle débute par une pièce très
étrange harmoniquement. Brahms demandait qu'on la joue
très lentement de manière à ce que toutes
les modulations et agencements harmoniques soient perceptibles.
Comment avez-vous travaillé plus
particulièrement ces oeuvres pour l'enregistrement ?
J'ai commencé bien sûr par déchiffrer, mais
tout change si on a déjà l'uvre dans l'oreille
intérieure, c'est beaucoup plus simple ensuite, tout est
question de vitesse d'assimilation, et dans ce style là
j'assimile vite. Il existe en fait trois mémoires : la
mémoire musicale, la mémoire gestuelle et la mémoire
visuelle. Pour ma part, je ne me sers pas de cette dernière
: j'ai une bonne mémoire musicale , et en général
je joue sans partition, je préfère jouer par cur
car, à mon avis, il y a moins de dégagement lorsqu'on
joue avec une partition. Les enregistrements ont été
faits sur plusieurs séances qui ont eu lieu de 2006 à
2008 ; ma femme qui s'est enthousiasmée pour ce projet,
n'a cessé de m'encourager à le mener à son
terme. C'étaient pour moi des temps heureux : après
nos séances, je retrouvais Eliane à la maison, impatiente
de savoir les résultats de nos travaux. Lorsque je rapportais
une maquette de disque, nous l'écoutions au salon dès
le dîner fini : c'était un immense bonheur. Et puis,
en plein été 2007, est venu le terrible diagnostic
qui laissait peu d'espoir quant à la survie de mon épouse
bien-aimée ; ce fut, après l'opération et
une convalescence désespérante, un long hiver d'espérance,
avant la brutale rechute, et les derniers temps de ma femme en
ce monde. Dans l'immense désarroi où m'a laissé
son départ, seul j'aurais sans doute abandonné l'entreprise
Si je la poursuis, c'est avant tout pour elle. C'est pour moi
un acte d'amour.
Qu'est-ce qui vous tient le plus à
cur dans votre interprétation de ces uvres
?
C'est de faire cohabiter, selon l'exigence du texte, le don
de soi , la technique souvent, l'élan et en même
temps le retour vers une intériorité qui est souvent
porteuse d'amour chez ces deux compositeurs. Ceci avec toute l'imagination
du moment, ce qui fait que pour le même interprète
deux interprétations ne devraient jamais être tout
à fait semblables. Si elles l'étaient, cela voudrait
dire que tout a été calculé et prémédité
avant, or c'est incompatible avec ces deux compositeurs là,
il faut recréer à chaque fois. Plus précisément
concernant ces uvres : pour moi les Davidsbündlertänze
constituent un grand cycle fait de pièces courtes mais
qui se doit absolument de garder une unité et ne doit pas
être joué comme une suite de pièces détachées,
le silence entre celles-ci ne doit pas être égal
: certaines demandent même de s'enchaîner sans silence
. Les Kreisleriana sont pour moi une uvre naturellement
" lancée " , il faut absolument que les Kreisleriana
débutent par un élan initial et les pièces
rêveuses ne doivent pas être éteintes mais
chantées, ainsi que d'ailleurs me l'avait conseillé
Alfred Cortot. Au fond c'est un plein d'amour qui ressort dans
ces chants.
Quel est le souvenir le plus important
que vous gardez d'Alfred Cortot ?
Je l'ai connu à partir de 1949 et j'ai suivi ses sessions
de formation d'un mois chacune, deux fois par an jusqu'à
sa disparition en 1962. J'ai été marqué par
la liberté de son phrasé , la qualité du
son et la plastique de la main qui obtenait cette qualité
du son. Après avoir fait jouer l'élève au
piano, il donnait des exemples en commentant avec sa voix magnifique,
et ce qu'il disait était extrêmement poétique,
il faisait beaucoup de métaphores que je trouvais très
inspirées et il m'en est aussi resté quelque chose
tout au long de ma vie et j'ai transmis une partie de cela à
mes élèves. Il avait des raccourcis parfois fulgurants
: je l'ai entendu à l'âge de 80 ans, après
le lancement du premier Spoutnik, utiliser cette idée géniale
de la pulsion d'une fusée qui libère ensuite un
corps pour le mettre en gravitation autour de la terre pour figurer
le lancer de la fugue de la sonate op. 106 de Beethoven et c'est
exactement ce qui se passe, parce qu'après, la fugue se
met à graviter et il ne faut plus y toucher. Cela me semble
beaucoup plus intéressant que la simple analyse technique
des uvres. A mon avis, cette analyse n'a aucun intérêt
si elle n'est pas précédée de l'amour d'une
oeuvre. Cortot était aussi pour moi un lien avec le 19ème
siècle, le siècle de Chopin. Il encourageait la
prise de risque comme, par exemple, pour le Carnaval de
Schumann et préférait une fausse note à une
prudence parfaite. Peut-être est-ce ce qui manque parfois
aux pianistes d'aujourd'hui qui jouent très bien certes,
mais sans prendre de risques et par là, trop uniformément.
Pour écouter
Schumann
Kreisleriana, Ausserst bewegt
interprété par Pierre Froment
avec l'aimable autorisation du label Forgotten Records
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Pour écouter
Brahms
Intermezzi op 117, andante moderato
interprété par Pierre Froment
avec l'aimable autorisation du label Forgotten Records
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