Pianiste concertiste, mais aussi chef d’orchestre, arrangeur, compositeur, c'est à la fois en interprète classique et jazzman que Bruno Fontaine a choisi d'aborder l'oeuvre d'Erik Satie, un compositeur dont il a découvert certaines pièces pour piano précisément en préparant ce nouvel enregistrement, pour le label Aparté. Ainsi confie-t-il, à l'occasion d'un nouvel entretien à lire ci-dessous, au sujet des célèbres Gymnopédies : "
On y trouve des indications de nuances fort intéressantes, et j’ai tenté de trouver une variété de couleurs qui me rapprocherait presque de l’univers sonore d’un Bill Evans… !
J’ai toujours ressenti une grande proximité entre les œuvres « planantes » de Satie avec le jazz raffiné d’Evans… !"
Il est vrai aussi que la façon de composer d'Erik Satie semble par certains aspects assez proche de celle d'un pianiste de jazz actuel, certes formé à une école classique, ainsi l'auteur du livret, le musicologue Robert Orledge, indique : " Erik Satie était un homme d'idées, qui écrivait une musique fondée sur la mélodie en même temps qu'il remplaçait les styles romantiques avec lesquels il avait grandi par de nouveaux concepts qui allaient changer le cours de la musique moderne - comme le chromatisme total, le minimalisme et le piano préparé". Et à (re)lire la biographie du compositeur on s'aperçoit que le début de son parcours est assez proche de celui d'un pianiste de jazz : entré au
conservatoire de Paris à l'âge de 13 ans, déçu il le quitta sept ans plus tard.
Cependant Erik Satie, souffrant d'être considéré comme un pianiste amateur, décida, à presque quarante ans, de suivre une formation technique rigoureuse en harmonie, contrepoint et composition à la Schola Cantorum, sous la tutelle d'Albert Roussel et Vincent d'Indy, ce qui au XXI ème siècle, peut porter à s'interroger alors que l'on sait le succès, aujourd'hui encore, de ses "Gymnopédies" comme de ses "Gnossiennes" toutes composées avant cette formation...
Il est vrai qu'après ces nouvelles études , " En Janvier 1911 Maurice Ravel fit plus largement connaître les premières pièces de Satie en les jouant lors d'un prestigieux concert Salle Gaveau à Paris et que l'une des conséquences fut que la musique la plus récente de Satie commença elle aussi à être appréciée, si bien qu'entre 1912 et 1915 il écrivit pour le piano plus de soixante pièces brèves, avec des titres humoristiques..." , explique encore l'auteur du livret.
Les oeuvres de ce disque correspondent à différentes "périodes", ainsi outre les Gymnopédies et Gnossiennes, de la première époque, les pièces froides de 1897 - en fait deux recueils de trois pièces aux titres trompeurs et tout aussi curieux que les commentaires sur les partitions..: " Airs à faire fuir" et "Danse de travers" - ne semblent pas très éloignées des autres, avec la répétition de motifs, assez hypnotique, mais des pièces certes un peu plus complexes. Ainsi pourrez-vous le mesurer en écoutant le troisième des "Airs à faire fuir " : "S'inviter", que vous pourrez écouter plus bas dans cette page. Les "Douze petits chorals" sont quant à eux un témoignage du genre d'exercice qu'on donna à Satie pendant ses études.
Les "Avant-dernières pensées", trois hommages très courts ( moins de une minute chacun ) composés en 1915 marquent, dit-on souvent, la fin de sa période humoristique, quoique ces pièces furent dans un premier temps nommées "Etranges rumeurs" et comporte des indications telles que " Modéré, je vous prie" ou " la basse liée, n'est-ce pas" ...
Avec La "Sonatine bureaucratique"(1917) , le texte, qui raconte l'histoire d'une journée dans la vie d'un jovial bureaucrate aux habitudes étranges comme se "précipiter dans l'escalier qu'il monte sur son dos", laisse encore à penser qu'en fait distinguer des périodes de composition chez Satie, comme chez nombreux compositeurs, n'a sans doute pas vraiment de sens car l'humour ironique semble en fait toujours présent dans son esprit... et il est bien difficile de 'décoder" ses propos ainsi dans le second mouvement "le bureaucrate pense à l'avancement de sa carrière" et dans le troisième mouvement titré encore avec humour " Vivache" il " écoute un voisin qui travaille Clementi tout en chantonnant un vieil air péruvien qu'il a recueilli en Basse Bretagne chez un sourd-muet "...
Les "Nocturnes" composés en 1919 ne comportent quant à eux aucun commentaire, et s'il semble, d'après divers témoignages, que le compositeur traversait une période particulièrement difficile, ses "Nocturnes" furent pour lui source de satisfaction au point que ce sentiment de réussite l'encouragea à augmenter le cycle - qui comportait à l'origine trois pièces comme nombre de ces oeuvres - de deux autres. Erik Satie était particulièrement ravi du troisième selon l'auteur du livret, mais en fait chacun de ses nocturnes a un charme propre, avec des climats différents, ainsi le quatrième est très émouvant, et le cinquième est le préféré du pianiste Bruno Fontaine. A mesurer combien le pianiste exalte, avec une belle palette de couleurs sonores, la richesse d'harmonies de toutes ces pièces pour piano de Satie, ce choix n'est sans doute pas surprenant !
2016 correspond aux 150 ans de la naissance de Satie, il semble prévu une "célébration" de ce compositeur, vous-même aviez , il y a quelques années, un spectacle avec Jean Rochefort, mixant des sketches de Fernand Raynaud et la musique de Satie, au sujet duquel Jean Rochefort expliquait "ll y avait, dans le comportement de Satie, dans son humour qui l'éloigne de l'espèce humaine de son époque, une inadaptation que l'on pourrait mettre en parallèle avec celle de Fernand Raynaud: ils ont créé tous deux des personnages que le public accepte mais rejette en même temps car ils sont dérangeants."… Aimeriez-vous remonter ce spectacle à cette occasion et pensez-vous qu’aujourd’hui encore « le public rejette Satie tout en l’acceptant »?
En effet, 2016 sera une année « célébration » pour Erik Satie !
Je vous remercie de m’avoir rappelé ces mots de mon cher Jean Rochefort…Je les trouve tout à fait pertinents…l’idée que ces deux artistes avaient en commun la capacité de bousculer, voire déranger leur public me semble très juste. Je pense, néanmoins, que de nos jours, le public qui aime et comprend Satie l’a tout à fait accepté ! Sinon, je crains que le spectacle que j’ai eu tant de plaisir à partager avec Jean Rochefort n’appartienne maintenant au passé… Il en existe une belle captation qui est rediffusée régulièrement.
Vous-même avez dit récemment « Mon histoire avec Satie est faite de creux et de bosses, d’absences et de retours, d’amour vache, et de rupture tonitruantes », et lors d’un précédent entretien, il y a presque 10 ans, vous déclariez que sur une île déserte vous emmèneriez Bach, où en est- votre amour pour Satie aujourd’hui, l’emmèneriez-vous aussi sur une île déserte et éventuellement trouvez-vous qu’il s’associerait bien avec Bach ?
Mon amour pour Bach, ainsi que le choix de son compagnonnage sur une hypothétique île déserte, ne se sont pas démentis… bien au contraire… mais, j’espère ne pas faire injure à Satie, en vous disant ici que si je devais partager l’île avec un autre que Bach, bien d’autres noms me viendraient à l’esprit avant lui !
En parlant de Bach, qu’aimez vous dans les "Douze petits chorals" qui ne furent pas publiés du vivant de Satie ? Il les a composé après avoir étudié le contrepoint à la Schola Cantorum auprès de du compositeur Albert Roussel , parce qu’il en avait assez qu’on le dise « amateur » , trouvez-vous que ses œuvres sont ensuite devenues plus « professionnels » ?
Je ne connaissais pas ces 12 petits chorals… ! J’aime leur formidable concision, les audaces dynamiques, et puis encore cette tension quasi hypnotique qui les traverse.
Je n’utiliserais pas le terme de « plus professionnel » dans sa manière de composer après l’enseignement de Roussel… Je pense plutôt qu’il a écrit différemment, avec probablement de nouveaux horizons ouverts pour lui par les leçons d’Albert Roussel.
Comment avez-vous préparé le programme de ce disque qui comporte donc des œuvres que vous avez découvertes à cette occasion , notamment avez–vous joué pour vous toutes les œuvres de Satie et avez-vous eu des lectures particulières d'écrits de, ou au sujet de , ce compositeur, et écouté des enregistrements de référence ?
Je me suis imposé, lors d’un week end Marathon, l’exercice de rejouer toute l’œuvre pour piano… Sur une échelle de 1 à 5, je notais au fur et à mesure mes enthousiasmes ou mes rejets… Je suis arrivé à la sélection de deux bonnes heures de musique, ce qui était encore trop long, bien sûr…
J’ai donc, d’une manière « impitoyable », continué à éliminer tout ce qui ne me semblait pas essentiel, en tout cas par rapport à mon goût et mes envies…
Je n’ai que très peu écouté les enregistrements existants… sinon quelques fois pour comparer des minutages parfois très différents pour une même œuvre… De ces rares écoutes, j’ai pu quand même m’apercevoir que l’interprète que je préfère absolument, et quasiment sans exception, est Pascal Rogé (Decca). Quant aux lectures, je me suis juste un peu replongé au hasard des pages dans sa "Correspondance presque complète » , un livre d’Ornella Volta.
Les partitions des trois Gymnopédies, écrites alors qu’il n’a que 22 ans, comportent deux types d’indication d’une part les mentions de tempo "lent et... pour la 1ère " douloureux", "triste" pour la seconde, "grave" pour la troisième ; et d’autre part un extrait de poème de son ami J.P. Contamine de Latour qui fait référence poétiquement à la sarabande et la gymnopédie, deux types de danse qui ont inspiré Satie. Satie indiqua aussi que c’était le roman Salammbô de Flaubert qui l’avait incité à les composer. Ces indications ont-elles une égale importance pour vous ?
Je connaissais bien sur la citation de Contamine de Latour, ainsi que la référence à Salammbô… Je n’ai pas relu ces deux œuvres, mais j’ai essayé de m’inventer mon propre imaginaire pour ces trois Gymnopédies… un imaginaire musical également. Les indications de caractère choisies par Satie sont précieuses bien sûr et puis j’ai utilisé pour cet enregistrement les nouvelles éditions remarquablement travaillées par Peters et Henle.
On y trouve des indications de nuances fort intéressantes, et j’ai tenté de trouver une variété de couleurs qui me rapprocherait presque de l’univers sonore d’un Bill Evans… !
J’ai toujours ressenti une grande proximité entre les œuvres « planantes » de Satie avec le jazz raffiné d’Evans… !
Ce sont, avec les Gnossiennes, les œuvres les plus connues de Satie, cela vous semble-t-il justifié ? Seules les trois premières gnossiennes furent publiées du vivant de Satie, que pensez–vous comparativement des quatre suivantes pourtant écrites à peu près à la même période mais qu’il n’a pas publiées ?
Justifié ? Je ne sais pas… mais je crois que le public a souvent raison… Si les Gymnopédies et les Gnossiennes ont connu ce succès, cela tient probablement à une certaine « magie » contenue en ces pages ! Une petite musique inexpliquable et qui touche au cœur les aficionados.
Les quatre dernières sont pour moi comme des évolutions à chaque fois de la précédente, comme s’il enfonçait le clou…jusqu’à la fascinante et étrange 7ème… ma préférée avec ses errances et ses détours au bord de l’atonalité… !
Ecrites une dizaine d’années plus tard les "Pièces froides" comportent à la fois des titres trompeurs et des annotations surprenantes du compositeur, comment les considérez-vous, y trouvez-vous une quelconque explication dans les notes de musique elles-mêmes ?
Je les aime beaucoup… même si elles n’étaient pas destinées probablement à être prises au pied de la lettre, voire à déstabiliser l’interprète !
Mais, en enregistrant, j’avais « stabiloté » toutes ces indications de jeu, de manière à les avoir toujours en perspective, et me créer un univers imaginaire parallèle, très inspirant et distancié de la musique !
Satie ajouta ses propres doigtées à l’édition 1912 des "Danses de Travers" qui montrent qu’il avait un curieuse façon de jouer les octaves, indique l’auteur de votre livret. Que pensez-vous personnellement de cette façon de jouer les octaves ?
Que vous dire ? Sinon que je me suis empressé d’utiliser d’autres doigtés !!!! L’important est le résultat !!!
Entre 1912 et 1915 Satie a écrit plus de soixante pièces brèves, souvent humoristiques, les trois avant-dernières pensées en 1915, dernières pièces de cette série sont trois hommages minimalistes en hommage à Debussy, Dukas et Roussel, trouvez-vous quelque chose qui rappelle ces compositeurs dans chacun de ces hommages ?
Non, pas vraiment… il me semble qu’il y avait là surtout un hommage à ces trois figures tutélaires… Debussy, l’ami… Dukas, qui l’encourageait et le soutenait financièrement, et puis Roussel avec qui il étudia…
J’aime beaucoup ces trois pièces pour leur construction minimaliste et répétitive, ainsi que pour le texte en prose qui suit la portée…encore une fois, source d’inspiration et d’imagination pour l’interprète !
Les commentaires qu’il a écrits sur sa "Sonate bureaucratique" semblent très étranges, à la fois ironiques et codés … que pensez-vous de ceux-ci ?
Ces commentaires sont probablement parmi les plus « barrés » que Satie nous a laissés… Là aussi, il semblerait que tout cela laisse perplexe l’interprète ! Cependant, je suis persuadé qu’une immersion dans ces commentaires loufoques autorise le pianiste à entrer dans un univers codé et imprévu, lui donnant finalement des clés différentes pour aborder l’œuvre… sans même parler d’une approche quasi cinématographique du discours musical, avec ses ruptures, ses surprises…
Lorsqu’il composait les "Nocturnes", en 1919, Satie écrivit notamment une lettre à Valentine Hugo où il déclarait : " Je suis à un tournant de mon état d’âme et je ne m’amuse pas" . Pensez-vous qu’au-delà de la mort de Debussy, évoquée par l’auteur du livre, la première guerre mondiale lui avait fait aussi fait perdre son humour ? Et que pensez-vous de ces "Nocturnes" qui sont ses dernières œuvres pour piano . Sont-ils comparables avec des nocturnes d’autres compositeurs ?
Le drame et la difficulté de vivre l’ont accompagné toute la fin de sa vie, bien sûr ! Les Nocturnes auraient pu être pour moi la seule et essentielle motivation de cet enregistrement !
Je ne les connaissais pas avant, et ils furent pour moi une vraie révélation… je les ai découverts et travaillés avec infiniment de plaisir…
Je crois que je ne les comparerais avec ceux d’aucun autre compositeur… tant ils recèlent du mystère, de l’imprévu…je dirais qu’ils sont pour moi, l’incarnation d’un Satie complexe, nostalgique… bref, l’identité d’un compositeur unique, insaisissable et inclassable !
Erik Satie a été défini tour à tour – selon les époques et les circonstances – comme un musicien "grec", "médiéval", "oriental", "fantaisiste", "humoriste", "mystique" ou "dadaïste". Préférez-vous une de ces multiples facettes ? Et pour vous quelle est sa plus belle œuvre ?
Tout cela pour un seul homme !!!! Pas mal !
Je retiendrais peut-être le mystique ! La plus mystérieuse de ses facettes, il me semble…
Sa plus belle œuvre… ? On dira alors plutôt ma préférée ?
Comme je le disais plus haut, la découverte majeure pour moi fût le cycle des Nocturnes... Alors, puisqu’il faut choisir… peut-être le 5ème Nocturne, avec sa sensuelle fluidité et ses élans contrariés…
Qu’est-ce qui vous a tenu le plus à cœur dans votre interprétation et comment s’est passé l’enregistrement ?
Je savais dès le départ que je voulais faire un enregistrement ou la recherche du « son rêvé » serait ma préoccupation essentielle… J’ai choisi le très beau Yamaha CFX de Pierre Malbos pour sa pâte sonore et son sustain splendide… J’ai joué dans une semi pénombre, très propice à cette recherche, en changeant souvent ma position au piano (hauteur du siège, et donc, position des mains sur le clavier) suivant instinctivement ce qui me semblait adapté à chaque œuvre.
Vous avez récemment donné un concert événement à la Philharmonie de Paris avec Jacques Higelin, trouvez-vous qu’il y ait du Satie en Higelin ?
S’il y a du Satie chez Jacques, ce doit certainement être le rêve, l’enfance, la tendresse… et l’humour !!!
Vous participez à très nombreux projets différents, ainsi pouvez-vous en dire plus sur vos prochains concerts avec Catherine Frot et Sonia Wieder Atherton, et y en-a-t-il encore d'autres ?
Le projet avec Catherine Frot est repoussé à l’Automne 2016, suite à des complications de planning… Ce devrait être une aventure passionnante entre musique, chansons et textes… !
Avec Sonia, nous continuons à explorer en concert l’univers de Nina Simone que nous avons enregistré il y a peu pour Naïve. Et puis bientôt, en février 2016, la sortie de l’album Wilson chante Montand que j’ai eu le grand plaisir d’arranger et réaliser pour Lambert Wilson (Sony). L’enregistrement à Montréal d’un programme Kurt Weill avec Julia Migenes... Un nouvel enregistrement Piano solo au programme très différent et encore secret…
Pour écouter
Pièces froides
Airs à faire fuir - S'inviter
Bruno Fontaine , piano
avec l'aimable autorisation
du label Aparté
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