C'est à la demande de René Gambini, responsable du label Lyrinx, que le pianiste Michel Béroff, qui a déjà enregistré l'intégrale de Debussy pour un autre label, a accepté d'enregistrer une nouvelle fois les deux livres des Préludes de ce compositeur, un disque cette fois-ci réalisé dans d'autres conditions, principalement lors d'un concert qui avait été annoncé sur pianobleu.com . Le pianiste, toujours "à la recherche de l'inatteignable", confie à l'occasion d'un entretien à lire ci-dessous "qu'il ne s'est pas fait prier longtemps" et qu'il n'exclut pas une autre version !
On devine que Michel Béroff qui a plus de cinquante ans de carrière a du donner aussi très nombreuses versions lors de concerts non enregistrés. Aussi on pourrait s'interroger sur cette recherche "inatteignable" mais il faut savoir que quand il a composé ses deux livres de Préludes, Debussy avait aussi une longue expérience du clavier, il les a composé, explique Jean-Yves Bras, auteur du livret, après avoir révisé ceux de Chopin pour l'éditeur Durand mais n'ont en fait rien à voir avec ceux-ci, ainsi contrairement à Chopin qui bannît toute allusion littéraire, chaque Prélude est agrémentée d'un "titre" qui figure à la fin de chaque pièce, et entre parenthèses, allusions tout au plus suggérant peut-être à l'interprète une atmosphère possible. Lors d'une interview de 1911, il eut ses propos " Qui connaîtra le secret de la composition musicale ? Le bruit de la mer, la courbe d’un horizon, le
vent dans les feuilles, le cri d’un oiseau déposent en nous de multiples impressions. Et, tout à coup, sans
que l’on y consente le moins du monde, l’un de ces souvenirs se répand hors de nous et s’exprime en
langage musical. Il porte en lui-même son harmonie. ..C’est pourquoi je veux chanter mon paysage intérieur avec la candeur naïve d'un enfant. "
Debussy déclara aussi à un journaliste du New-York times le 26 juin 1910 : "Je ne vais jamais là où mes oeuvres sont jouées, je ne peux pas. C'est trop terrible pour moi. L'interprétation est toujours si différente de ce que j'attends qu'elle soit... La musique est tellement une partie de moi-même que je ne la reconnais pas quand elle est jouée par d'autres... Un homme se peint dans son oeuvre, c'est vrai , mais seulement une partie de lui-même...". Enfin des témoignages sur sa propre interprétation permettent de savoir que c'était un bon pianiste même si les jurys de conservatoire lui refusèrent la récompense suprême de Premier prix. Ainsi Alfred Cortot rapporta :" Son toucher était délicieux, facile, doux et enveloppé, fait pour les nuances fines et pour l'intimité, sans heurts ni cassures , il se servait de la pédale et principalement du mélange de pédale avec un art infini, et de même que Chopin, il aimait les claviers dociles jusqu'à la mollesse" ! Et le musicologue Harry Halbreich souligne qu'en fait "Debussy compose avec des sons plutôt qu'avec des notes" . Aussi pour Michel Béroff " ces sons nous [les pianistes] invitent perpétuellement à une recherche inouïe". Un recherche sans fin tant la liberté y est grande, ces compositions sont telles en fait des improvisations à ne jouer "qu'entre quatre-z-yeux" ainsi les considérait Debussy qui seul au piano, voyage, imagine, voit, évoque, et se souvient tous sens déployés... commente l'auteur du livret précisant :"C'est ainsi que que chaque Prélude se présente comme un microcosme , madeleine proustienne en quelque sorte, dont "les souvenirs valent mieux que la réalité." Un temps retrouvé..." Un temps qui n'appartient qu'à celui qui le joue, au moment où il le joue, ainsi Michel Béroff confie "certains soirs, certains préludes me parlent encore plus directement...". De même pour chaque auditeur certains jours, certains préludes parlent plus directement, ainsi "La terrasse des audiences du clair de lune" , un prélude qui ouvre particulièrement les portes à toute l'imagination, que vous pouvez écouter plus bas dans cette page, où vous retrouverez toutes les qualités évoqués ci-dessus, et plus encore...
Vous avez déjà enregistré l'intégrale des œuvres de Debussy,
pour quelle raison avez-vous accepté d’enregistrer de nouveau les préludes ?
J'avais proposé à René Gambini de la maison Lyrinx, d'autres répertoires ; il tenait à ces préludes, et il n'a pas du insister trop longtemps pour que j'accepte ! Les conditions étaient différentes puisque l'enregistrement de base devait être en public. Je n'exclus pas une quatrième version dans quelques années... à la recherche de l'inatteignable... dont je me sens encore très loin.
En quoi vous sentez-vous proche de Debussy et sa musique ?
Qu’est-ce qui vous émeut particulièrement dans son œuvre et dans l’homme qu’il fut ?
Debussy a toujours fait partie de mon univers musical, et son langage m'est devenu tellement familier que la question ne se pose même pas pour moi. Bien sûr, j'ai depuis toujours été très attiré par les peintres, les poètes et les écrivains qui ont alimenté son imaginaire musical, bouleversé par un raffinement et une sensualité harmoniques sans précédents, fasciné par une recherche rythmique toujours plus complexe, et émerveillé par la précision de sa notation musicale ; mais le mystère de son génie reste entier ! L'homme Debussy m'a passionné dans son évolution et ses enthousiasmes successifs, parfois aussi ses reniements ; mais ses côtés "sombres" devaient rendre son personnage difficile d'accès et je ne suis pas sûr que j'aurais été très à l'aise à son contact !
Pour «Wiener Urtext», vous avez participé il y a quelques années a une nouvelle édition des œuvres de Claude Debussy,
avez-vous mené des recherches particulières sur Debussy et sa façon de jouer ? Quelle était le but de cette nouvelle édition ?
Lorsque j'ai participé à cette nouvelle édition "Urtext" des oeuvres de Debussy, je n'ai pas eu accès aux choix éditoriaux, mon rôle se bornant aux doigtés et conseils d'interprétation. Malgré les qualités certaines de cette première édition Urtext européenne, j'ai découvert par la suite des "erreurs" ou décisions éditoriales que je n'aurais pas laissé passer. J'ai donc décider d'arrêter après quelques volumes.
Je n'ai pas fait de recherche particulière sur la façon de jouer de Debussy, si ce n'est que j'ai écouté attentivement les rouleaux que nous possédons, et qui nous ont renseignés sur bien des points précis, comme par exemple la manière de jouer "la Cathédrale engloutie" en respectant ses indications rythmiques (la pulsation du 6/4 étant identique à celle du 3/2).
Dans le livret du disque, on apprend que Debussy aimait « les claviers dociles jusqu’à la mollesse »,
est-ce aussi votre cas lorsque vous jouez les préludes et sur quel piano avez-vous réalisé cet enregistrement ?
Est-ce vous qui l’avez choisi et en avez-vous été pleinement satisfait ?
L'imaginaire sans limite et le travail sur la lumière chez Debussy, font que n'importe quel piano peut, dans certains préludes, rendre justice à son génie. Comme il n'est pas possible d'en changer pour chaque prélude (quel bonheur cela pourrait être), il faudrait choisir un piano qui aurait toutes les qualités de couleurs, lumières, profondeurs, avec un clavier parfaitement réglé, une égalité sans faille... et des timbres qui dépassent de loin les possibilités d'un piano. Evidemment, une utopie supplémentaire. J'ai donc du jouer sur le piano de la maison Lyrinx... qui ma posé des problèmes multiples, étant plus Brahmsien que Debussyste dans le corps et dans l'âme !
J’avais eu l’occasion d’annoncer le concert d’enregistrement de ces Préludes qui constituait la base du disque,
et réclamait du silence , avez-vous obtenu le silence souhaité ? Quelle est la part des préludes issus de ce concert sur votre disque ?
Le concert fut assez silencieux, mais le piano ayant rendu non pas l'âme, mais cassé une corde au beau milieu d'un prélude, il a fallu interrompre le récital... et cela a perturbé quelque peu la concentration initiale. Le résultat fut donc un savant mélange de direct et de reprise en studio le lendemain.
La façon de se servir des pédales est particulièrement importante pour l’interprétation de ces Préludes
comme de toute œuvre de Debussy, vous qui enseignez, la transmission de l’art de les utiliser est-elle
e pour vous une priorité de votre enseignement ou bien cela n’est-il que secondaire ?
Comme je le fais souvent remarquer à mes élèves, la pédale ne se met pas avec le pied mais avec l'oreille ; d'autre part Debussy était très circonspect avec celle-ci et a toujours refusé de les indiquer sur ses manuscrits.
Sur chaque piano, et dans chaque salle la pédale doit être différente. Ce qui s'enseigne, et qui est très important, est la façon correcte de s'en servir pour tenir ou couper un son. La musique française demande en plus très souvent, la maîtrise de demis ou quarts de pédales. Mais si avant toute chose, l'image sonore n'est pas précise, l'usage de la pédale devient très difficile. En partant du principe que l'oreille externe fonctionne bien...
Et quelle est la particularité essentielle d’utilisation de celles–ci pour les œuvres de Debussy
en comparaison avec par exemple celle de Liszt dont vous avez aussi récemment enregistré des œuvres ?
Liszt étant un compositeur essentiellement orchestral pour le piano, l'usage de la pédale n'est pas radicalement différente de celle de Debussy. Si "l'outil pédale" est performant, son utilisation devient très simple, dans la mesure où le style musical est respecté et où l'oreille est parfaite.
Bien sûr le toucher a aussi une importance primordiale chez Debussy … mais on imagine qu’il n’est pas toujours « doux et enveloppé» comme le disait Cortot ? Ainsi dès l’écoute de « Le vent dans la plaine » , on a le sentiment que le son sort de l'enveloppe… pensez-vous que les témoignages dont on dispose sur Debussy et sa façon de jouer sont trop restrictifs
voire « cliché » , de même que l’étiquette qu’on lui a souvent mise sur sa musique : « impressionniste ?
Debussy, qui se méfiait beaucoup de la pédale comme d'un cache misère, détestait qu'on le considère comme un compositeur impressionniste... mais bien sûr son jeu ne se rapprochait pas de celui de Stravinsky, pour prendre un exemple frappant ! D'autre part Debussy, qui devait avoir une sonorité d'un extrême raffinement, peut être un peu comme Chopin, était loin d'avoir des moyens pianistiques suffisants pour rendre justice à la plupart de ses oeuvres pour piano. Il paraît donc probable que Debussy aurait apprécié certaines qualités de lumière et de puissance qui manquaient aux pianos de son époque.
Vous avez joué très souvent ces préludes, les abordez-vous à chaque fois
comme des "improvisations ouvertes à ne jouer qu’entre quatre-z-yeux " tel les définit l’auteur du livret ?
Certains préludes plus que d'autres ! Mais il est vrai qu'ils ne sont pas adaptés pour des salles de concert de 2000 places... pas plus que les préludes de Chopin.
Que pensez-vous des « titres » donné par Debussy en fin de chaque prélude , jusqu’à quel point les prenez-vous en compte dans votre interprétation ?
Quelle jolie idée poétique, quel beau support pour l'imaginaire ! Le fait, quelque peu espiègle, d'écrire le titre à la fin des préludes , montre bien que Debussy avait compris que la musique est beaucoup plus que la somme des mots et des images ... aussi beaux soient ils !
Et quelle part de vos propres souvenirs y mettez-vous : sont-ils plus de nature artistique, poétique ou autre ?
Je pense que le couple son - rythme, à la base de toute musique, est ce qui construit la base de mon interprétation ; ensuite viennent toutes sortes de souvenirs personnels et intimes, et d'images accumulées au cours des années. Des expériences spécifiques peuvent aussi se coller par "reconnaissances mutuelles".
Dans le livret du livre il est indiqué cette phrase du musicologue Harry Halbreich : "Debussy compose avec des sons plutôt qu’avec des notes", quel est votre avis personnel sur cette phrase ?
Je ne saurais être plus d'accord... et je pense que ces sons nous invitent perpétuellement à une recherche inouïe
Quel est le Prélude que vous préférez ? Pourquoi ?
Je pense que cela serait faire injure au génie de Debussy que de sortir un seul prélude de ce corpus tellement varié et riche de tout son univers musical. Certes, certains soirs, certains préludes me parlent encore plus directement... Je suis tellement habitué à les jouer dans la continuité, que chaque prélude ne pourrait pas ne pas être à la place qui est la sienne ; même si Debussy, comme Chopin d'ailleurs, considérait qu'ils devaient ou pouvaient ne pas être joués dans leur continuité.
Pour écouter
Claude Debussy (1862-1918)
Préludes( 2è livre) L.131(123)
La Terrasse des audiences
du clair de lune
Michel Béroff, piano
avec l'aimable autorisation
du label Lyrinx
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