Trois ans après un premier album piano solo, le pianiste
Guillaume de Chassy enregistre un nouvel album solo mais pas vraiment
seul car cette fois il trouve sa source dans sa collaboration
avec le réalisateur et plasticien Antoine Carlier avec
lequel il a réalisé des duos où musique et
images s'engendrent mutuellement, à partir d'une mince
trame scénique, un dialogue spontané sur fond d'écran
de cinéma (voir la vidéo plus bas).
Puisqu'il s'agit d'un CD ce support ne permet pas de voir les
images d'Antoine Carlier, hormis quelques photos dans le livret,
et en fait la musique n'est pas une prise directe en concert mais
un enregistrement dans un studio au cours duquel Guillaume de
Chassy a lui-même fait appel à sa mémoire
tant visuelle qu'auditive, mixant composition et improvisation
dans une musique inspirée du souvenir de ces images d'Antoine
Carlier et de thèmes qui l'accompagnent depuis toujours :
l'Arietta de l'opus 111 beethovenien auquel il voue une passion,
la sérénade de Chérubin de Mozart ou encore
le deuxième Concerto de Prokofiev. S'y mêlent aussi
les échos de ses rencontres avec la danseuse flamenca Ana
Yerno et la pianiste classique Brigitte Engerer, et la musique
du film Gran Torino de Clint Eastwood qui termine ce disque par
un sublime moment de grande émotion.
Emotion qui permettra, comme tout au long des neuf scènes
de cet album, à chacun de mettre ses propres images sur
cette musique effectivement picturale puisqu'elle ouvre sans peine
la porte à notre propre imagination tant sa poésie
et ses rythmes prenants portent au rêve, (la scène
5 dont vous pouvez entendre un extrait dans une autre vidéo
plus bas dans cette page est particulièrement étourdissante)...
mais cela ceux qui ont déjà pu apprécier
l'univers de Guillaume de Chassy dans son précédent
disque piano solo le savent déjà , par contre cette
fois les images seront plus cinématographiques et en noir
et blanc.... Un rêve au grand format dont il ne faut pas
se priver !
Guillaume de Chassy a bien voulu répondre à quelques
questions pour présenter ce disque :
La
source essentielle de votre nouveau disque est celle dun
spectacle avec Antoine Carlier, quand et comment est né
ce projet de vos spectacles avec Antoine Carlier ?
Antoine Carlier est un réalisateur et plasticien qui
entretient un rapport privilégié avec la musique.
Il a collaboré avec Salif Keita, Etienne Daho, Rokia Traoré,
Jacques Swhartz Bart, Vanessa Paradis, Joseph d'Anvers etc. Nous
nous sommes rencontrés en 2005 pour la création
de "Wonderful World", avec le contrebassiste Daniel
Yvinec, spectacle qui évoquent la mémoire des rues
de New York, illustré par les images d'Antoine.
J'ai été tout de suite séduit par la force
de suggestion de cet univers pictural. Du noir et blanc, une action
minimaliste, beaucoup d'espace, une poésie "étrange
et familière" qui m'évoque David Lynch, Wim
Wenders ou Tim Burton. Ajoutons à cela un sens du rythme
musical très rare (Antoine est un ancien batteur!) et une
capacité à susciter l'émotion avec une grande
économie de moyens. Je ne pouvais qu'être inspiré
par une telle approche artistique. Dans le train qui nous ramenait
d'une tournée "Wonderful World", nous avons eu
l'idée d'un vrai dialogue scénique, totalement interactif,
entre image et musique. Nous nous ferions face, l'un derrière
son piano et l'autre derrière sa console numérique,
sur fond d'écran de cinéma. Dans cette configuration,
le réalisateur jouerait de ses séquences d'images
comme le musicien de ses gammes et de ses harmonies, selon une
trame écrite, laissant toutefois la part belle à
l'improvisation.
Pour Antoine, il s'agissait dans un premier temps de tourner des
images originales, puis de monter les différentes séquences
sur scène, en temps réél et en fonction de
la musique. Les possibilités sont presque infinies et c'est
un exercice de haute voltige ! En définitive, on se rapproche
du fonctionnement d'un duo de musiciens de Jazz. Quelques mois
plus tard, le rêve devenait réalité, avec
la création du spectacle SHIFT.
En confrontant nos deux univers, nous avons inventé une
sorte de "cinéma muet musical réversible"
, un jeu de ping-pong extrèmement stimulant entre musique
et images, qui nous enmène chaque fois dans des contrées
imprévisibles. En définitive, au delà des
aspects techniques, nous cherchons avant-tout un propos accessible
au plus grand nombre, qui touche par la simplicité de histoires
que nous racontons et la diversité des émotions
qu'elles provoquent.
Pourquoi avez-vous choisi de réaliser
un disque en studio seul, plutôt quun DVD de votre
concert, voire les deux réunis ?
Beejazz, ma maison de disques qui me suit fidèlement
depuis 6 ans, a préféré se concentrer sur
le seul CD. C'était d'ailleurs le projet initial. La création
du spectacle SHIFT est venue se greffer après coup. Toutefois,
même si l'idée d'un pack CD+DVD était logique
et séduisante, l'économie actuelle du disque ne
permet guère de projets aussi coûteux.
Antoine Carlier et moi-même réaliserons malgré
tout un tirage à part d'un DVD d'une vingtaine de minutes,
à usage promotionnel... avant l'édition d'un format
plus ambitieux d'ici quelques mois avec d'autres partenaires.
Patience ...
Combien de séances picturales différentes
Antoine Carlier a-t-il en réserve et les avez-vous toutes
vues avant davoir commencer à réaliser les
spectacles avec lui ou bien lui est-il arrivé lors de concerts
de vous faire la surprise de scènes que vous ne connaissiez
pas ?
Nous fonctionnons actuellement sur la base d'une dizaine d'épisodes
courts-métrages (entre 5 et 15 min) dont le sujet, toujours
très simple, est établi dans les grandes lignes
: les transformations d'un visage au gré des émotions,
les mouvements d'une silhouette mystérieuse voilée
de blanc, les chassés croisés d'un homme et d'une
femme perdus dans le noir etc Certains passages évoquent
des chorégraphies imaginaires, d'autres des mini-drames
en plan fixe, d'autres encore font appel à des procédées
de photo-animation qui nous rapprochent du monde de l'enfance.
Des thématiques musicales ont été fixées
pour chaque sujet. En revanche, les développements du scénario
sont improvisés musicalement et picturalement.
Grâce aux outils qu'il a développé spécialement,
Antoine joue non seulement sur le choix et les combinaisons des
séquences (plus de 200 par épisode ...) mais aussi
sur la vitesse des images, la lumière etc
Il intègre sans cesse de nouvelles images qu'il capte au
gré de ses différents tournages : je suis donc constamment
surpris et m'efforce de le surprendre en retour musicalement.
En tant qu'improvisateur et compositeur, c' est pour moi une source
d'inspiration magnifique.
Avez-vous trouvé plus difficile
de travailler sans voir en direct les images improvisées
dAntoine Carlier ou au contraire plus facile ? Et plus généralement
comment sest passé votre séance denregistrement
et comment vivez-vous les concerts avec Antoine Carlier ?
Pour enregistrer mon nouveau solo "Pictorial Music",
j'étais donc seul dans la pénombre du studio. L'absence
des films d'Antoine me privait certes de ma principale source
d'inspiration, mais m'a contraint en retour à un travail
de concentration et d'abstraction aussi exigeant que passionnant.
Certains titres ont été joués avec les images
d'Antoine en tête, d'autres en imaginant ce qu'il pourrait
inventer sur ces musiques. Je me suis donc créé
mon propre cinéma intérieur, en espérant
que, plus tard, ceux qui écouteraient ce disque puissent
à leur tour créer le leur. Cette approche demande
un travail acharné à la maison et un "lâcher-prise"
total face aux micros. Si je commence à réfléchir
pendant que je joue, je sais que la musique perdra immédiatement
de sa force. C'est ce qui explique que l'enregistrement se soit
préparé si longuement et réalisé si
vite. Et tant pis pour les éventuelles scories ! La vérité
de l'instant prime sur tout le reste. Dans cette optique, la frontière
entre l'écrit et l'improvisé demeure floue : après
tout, au diable les étiquettes ! Seule compte la sincérité
dans l'expression, la ferveur dans le geste musical.
Sy
mêlent les échos de vos rencontres avec Brigitte
Engerer, et notamment trois des scènes font référence
à de la musique classique : la sonate 32 de Beethoven,
le 2ème concerto de prokofiev et lopéra de
Mozart les noces de figaro , pouvez vous parler des rencontres
avec Brigitte Engerer, notamment avez vous collaborer avec elles
sur toutes ses uvres de musique classique et de votre inspiration
par la musique classique ?
Brigitte n'est pas seulement une grande pianiste, elle est surtout
une grande artiste. Sur scène, il émane d'elle une
aura de générosité que tous perçoivent.
La cotoyer est pour moi chaque fois une leçon de piano,
de musique et d'humanité. Nous collaborons sous la forme
d'un chassé-croisé musical sur des pièces
de Debussy et de Scriabine. Brigitte joue les pièces originales
et je lui répond en improvisant autour de fragments inspirés
de ces oeuvres, que j'enmène dans mon propre univers. Il
ne s'agit en aucun cas de "Jazzer" (le vilain mot !)
les classiques, mais plutôt d'en prendre des bribes, des
humeurs, des esquisses, comme terreau fertile d'improvisation.
Ma conception du son du piano, l'importance centrale donnée
aux nuances et au jeu legato, proviennent à n'en pas douter
de ma culture classique. De même que mon goût pour
les couleurs harmoniques raffinées est issu de ma pratique
de Scriabine, Debussy, Ravel ou Prokofiev.
Ces dernières années, j'ai essentiellemnt travaillé
Bach (Le Clavier Bien Tempéré) et écouté
Beethoven : les sonates (dont j'ai plusieurs intégrales)
et surtout les Variations Diabelli, qui constituent une galaxie
à part.
Pour moi, l'utilisation de fragments issus d'une oeuvre classique
comme base de l'improvisation est aussi naturelle que pour une
chanson de Broadway ou de la Pop actuelle : une belle mélodie,
une séquence d'accords inspirante peuvent être des
viatiques pour s'embarquer vers l'Ailleurs. Toutefois, il convient
d'avancer avec prudence, l'essentiel restant de ne jamais dénaturer
l'oeuvre originale. La faute de goût n'est jamais très
loin . Bach, en particulier, a subi quelques avanies dans ce domaine,
dont son génie (et le Jazz) se seraient volontiers passés.
Vous avez tenu à faire un hommage
au film Gran Torino, lunivers dAntoine Carlier vous
semble-t-il proche de celui de ce film par certains aspects ?
ou bien si non pourquoi avez vous tenu à cet hommage dans
ce disque ?
Très loin de l'univers d'Antoine Carlier, "Gran
Torino" est le film qui m'a le plus ému ces dernières
années. La voix éraillée de Clint Eastwood
dans la chanson-titre a quelque chose de bouleversant. C'est cette
émotion que je voulais évoquer. Paradoxalement,
c'est le morceau le plus simple qui soit (on le jouerait à
1 doigt) mais le plus délicat à interpréter
pour sonner "juste".
En trois ans vous avez enregistré
quatre disques dont deux de piano solo, cest une belle performance,
votre univers musical semble en perpétuelle évolution,
comment expliquez vous un tel renouvellement ?
Je reçois sans cesse des émotions nouvelles du
monde qui m'entoure : les êtres que je cotoie et qui m'inspirent,
les musiques que j'écoute, les livres que je lis, les musées
que je visite, les voyages que j'entreprends, le contact primordial
avec la Nature... Tout cela me façonne et me développe
sans cesse. J'essaie juste de transmettre à mon tour les
émotions qui résultent de ce processus. Et c'est
ma musique qui décrit le mieux l'état perpétuellement
changeant dans lequel je me trouve.
Quels sont vos prochains concerts et autres
projets ?
Le 20 mars au Sunside (Paris) dans le cadre du festival du label
Beejazz, je jouerai en compagnie du contrebassiste Daniel Yvinec
(comparse de longue date) ainsi que du saxophoniste Antonin Tri
Hoang et du batteur Fabrice Moreau. Le 12 avril, dans ce même
club, avec le quartet du contrebassiste Arnault Cuisinier, pour
la sortie de son nouvel album "Fervent", le 21 avril
au festival de Jazz de Tourcoing pour le spectacle SHIFT (avec
le réalisateur Antoine Carlier) et, avec mon trio "Faraway
So Close" (+ Stéphane kérecki à la contrebasse
et F.Moreau à la batterie) le 11 mai au Petit Faucheux
(Tours) et le 12 mai au Duc des Lombards (Paris).
Les retrouvailles sur scène avec Brigitte Engerer sont
prévues le 10 juillet au festival de l'Abbaye de Noirlac.
Dans les nouveaux projets, un spectacle en duo avec la soprano
Geneviève Boulestreau pour un hommage distancié
aux chansons de stars des années 30, en France : Yvonne
Printemps, Danielle Darrieux, Joséphine Baker etc. Avec
ce duo, intitulé "De l'Amour et Autres Démons",
nous explorons avec délice un répertoire souvent
méconnu, qui recèle d'authentiques bijoux mélodiques.