Après Une Lecture Du Dante
Sonetto 47 Del Petrarca
Vallée D'Obermann
Sonetto 104 Del Petrarca
Ballade N° 2
Sonetto 123 Del Petrarca
Yves Henry, piano
Le pianiste Yves
Henry qui a beaucoup participé au bicentenaire de naissance
de Chopin l'année dernière et a reçu en octobre
2010 la médaille Gloria Artis de l'état polonais
pour sa contribution à l'année Chopin en France,
est cette année aussi beaucoup impliqué dans le
bicentenaire de naissance de Liszt.
Franz Liszt qu'il a d'ailleurs déjà commencé
à célébrer dès le dernier festival
de Nohant cet été car il en est désormais
le président et la dernière édition de ce
festival était sous-titrée "Chopin et Liszt
à Nohant" . Bientôt, début novembre
2011, c'est un autre anniversaire, celui des quatre-vingt dix
ans de la naissance Cziffra, pianiste disparu renommé précisément
aussi pour ses interprétations de Liszt, qui sera aussi
l'occasion pour Yves Henry de célébrer encore le
compositeur hongrois et vient de paraître récemment
ce disque "Récital Franz Liszt " qui a
obtenu le "label Année Liszt en France". Celui-ci
permet de découvrir, à qui ne peut ce rendre à
ces multiples concerts, son talent à partager et faire
aimer la musique de Liszt dans un enregistrement conçu
comme un récital.
Yves Henry a souhaité réunir ici les pièces
qu'il aime le plus, elles appartiennent toutes à la partie
médiane de la production de Liszt(1848-1854), période
où le compositeur prend le pas sur le pianiste virtuose
et prend le temps de revenir sur ces premières compositions
pour les faire véritablement aboutir. Elles sont issues
des deux premiers cahiers de pèlerinage à l'exception
de la Ballade n°2, que le pianiste considère comme
un chef d'oeuvre qui comme souvent chez Liszt "prend sa
source dans l'opposition entre les abîmes vers lesquels
l'homme se sent entraîné et le ciel auquel il aspire
pourtant " . Une pièce peut-être un peu
moins connue à cause de son isolement, et certainement
moins connue que celle qui ouvre ce programme "Après
une lecture de Dante"qui elle sera probablement celle
que l'on aura la plus souvent entendue en cette année de
bicentenaire que ce soit dans des intégrales des "Années
de pèlerinage " ou dans des programmes originaux
mais une pièce dont on ne se lasse aucunement tant elle
demande à chaque interprète une implication personnelle
et s'offre à chaque fois sous un jour nouveau. C'est aussi
sans doute cette pièce, que vous pourrez d'ailleurs écouter
plus bas dans cette page, qui démontre aussi le plus le
talent du compositeur Franz Liszt puisque dans celle-ci, comme
l'explique Yves Henry qui a également rédigé
le livret : " Liszt utilise multiples procédés
ingénieux pour exprimer les sentiments les plus extrêmes,
du désespoir le plus noir à l'espérance la
plus élevée, de la passion la plus effrénée
au calme le plus pur. Liszt a mis dans cette oeuvre à la
fois toute son âme et toute sa science pianistique"
ajoutant : "L'interprète comme ses auditeurs, se
trouve emporté dans un monde parallèle, parfois
effrayant, quelquefois consolant, sans aucun répit."
Les trois splendides sonnets de Pétrarque que le pianiste
Yves Henry a choisi d'intercaler dans son programme offre un peu
de répit ou du moins une touche plus "contemplative"
et permettent en outre de mesurer l'art du chant chez Liszt. Un
répit aussi effectivement nécessaire après
l'écoute de "la Vallée d'Obermann "
qui, explique Yves Henry cette fois en réponse à
nombreuses questions sur son disque, "est un parcours
peuplé d'émotions, de sensations, un parcours où
l'on sent la vie d'un homme. " Deux cents ans après
sa naissance cet homme vit effectivement toujours à travers
son oeuvre ainsi peut-on de nouveau le mesurer dans ce beau disque
du pianiste Yves Henry enregistré sur un piano actuel Bechstein,
marque qu'affectionnait le compositeur, et avec lequel il nous
offre son intéressant programme avec des couleurs et une
énergie qui nous projettent dans le passé mais aussi
ailleurs...
Vous avez enregistré nombreux disques
de Chopin, celui-ci semble votre premier disque Liszt est-ce exact
?
Ce n'est pas tout à fait mon premier disque consacré
à Liszt. Car j'en ai déjà enregistré
un en 1986, année du centenaire de la mort de Liszt. Je
venais d'être finaliste du concours Franz Liszt de
Budapest et nous avions réalisé un disque assez
étonnant comprenant d'un côté (car c'était
un 33 tours) la transcription de cette sonate réalisée
par Janos Komivès pour 15 instruments à vent et
de l'autre côté la version originale pour piano
seul. Un concert avec ces deux versions avait d'ailleurs
été organisé à la salle Gaveau fin
1986.
Hasard du calendrier - ou peut-être une certaine constance
dans les idées - j'ai programmé le vendredi
4 novembre prochain à l'auditorium Franz Liszt de
Senlis (siège de la Fondation Cziffra) un concert reprenant
cette transcription pour instruments à vent et une autre
transcription de cette même oeuvre : celle de Camille
Saint-Saens pour deux pianos que je donnerai avec Giovanni Bellucci
comme partenaire. Ce concert fait partie d'une manifestation
intitulée "Senliszt", destinée à
célébrer à la fois le bicentenaire de la
naissance de Liszt et le 90è anniversaire de la naissance
de George Cziffra, né le 5 novembre 1921.
Que représente Liszt pour vous
?
Lorsque j'étais au conservatoire, j'ai abordé
le répertoire romantique pour piano au travers de la musique
de Schumann. Sans doute parce que Pierre Sancan qui fut mon maître
était l'élève d'Yves Nat, grand
interprète de Schumann. Les oeuvres fétiches
qui ont marqué cette époque de ma vie sont - dans
cet ordre précis - la Fantaisie op.17, les Kreisleriana
op.16 et les Etudes Symphoniques op.13. J'en ai toujours
aimé l'élan vital qui les traverse, cette passion
non réfrénée, matérialisant en quelque
sorte l'attirance de Robert pour Clara. Même s'il
y a bien d'autres choses dans ces pièces, cette énergie
débordante en est le premier moteur. Plus tard, lorsque
j'ai abordé Liszt, j'ai retrouvé cet élan,
cette générosité. Comme Schumann, Liszt se
laisse entraîner par la passion. Ni l'un ni l'autre
ne cherchent à freiner leurs ardeurs. Toute leur vie, ils
ont lutté. Comme Schumann, Liszt a d'abord composé
pour le piano, puis il est passé à l'orchestre.
Comme Schumann, Liszt a admiré Paganini. Tous deux en ont
tiré une motivation extraordinaire pour se lancer dans
la carrière de musicien. Tous deux lui ont d'ailleurs
rendu hommage en composant des études d'après
certains des Caprices et il m'est arrivé plusieurs
fois d'associer Liszt et Schumann dans un programme qui faisait
place à ces études.
Toutefois, si Schumann est un poète, volontiers tourné
vers lui-même (mais dont l'universalité des
sentiments nous touche profondément), Liszt est bien différent.
Je sens chez lui une quête spirituelle, un besoin d'élévation.
Sa façon de faire sonner le piano dans le deuxième
épisode de la Vallée d'Obermann commençant
dans l'aigu en ut majeur en est un exemple. Tout dans la
musique de Liszt va vers les autres, même si elle part de
ses sentiments. Tout dans la musique de Schumann nous entraîne
au contraire vers lui, avec lui. Tout au moins, c'est comme
cela que je le ressens et que je cherche à l'exprimer.
Vous avez réuni des oeuvres de
la "partie" médiane" de la production de
Liszt. En quoi cette période vous semble-t-elle plus intéressante
et n'est-il pas en fait difficile de choisir une période
spécifique de composition chez Liszt puisqu'il a souvent
repris des oeuvres à différentes périodes
de sa vie ? Et le risque n'est-il pas qu'elle soit aussi la plus
connue ?
Je crois profondément qu'il faut aimer les oeuvres
que l'on joue. Si j'ai choisi ces oeuvres pour cet
enregistrement, c'est avant tout parce que je les aime. C'est
aussi parce que je les joue depuis longtemps, que je les porte
en moi et que j'ai ressenti le besoin d'en faire partager
ma vision.
Le fait que ces oeuvres figurent parmi les plus connues
du répertoire lisztien n'enlève rien à
leur beauté. Il est justement remarquable de constater
à quel point les plus grandes oeuvres, celles qui sont
le plus jouées et le plus enregistrées ne donnent
jamais le sentiment de lassitude. Leur richesse est telle que
nous découvrons toujours de nouveaux horizons.
Vous
ouvrez ce disque par "Après un lecture de Dante"
de quelle façon particulière abordez-vous cette
oeuvre, qu'est-ce qui vous tient particulièrement à
coeur dans celle-ci , dans votre interprétation et comment
vivez vous cette oeuvre qui exprime les sentiments les plus extrêmes
mais exige aussi une grande technique ?
Ce que j'ai cherché par exemple à faire entendre
dans la pièce "Après une lecture de Dante"
(Fantasia quasi sonata), au-delà des sentiments
exacerbés qui la hantent, c'est l'unité
extraordinaire de cette oeuvre. Pour moi, la vraie question
qui se pose ici n'est pas d'ordre technique, mais d'ordre
compositionnel. Au delà du sous-texte explicite de cette
oeuvre, ce qui m'intéresse, c'est d'en
faire une oeuvre que vous écoutez sans jamais pouvoir
vous en échapper. Nul répit, même lorsque
le tempo se calme ou que les sentiments semblent s'apaiser.
Liszt compositeur se révèle ici totalement, il est
en marche vers la prochaine étape : la Sonate en si mineur...
Vous avez choisi de ponctuer votre disque,
qui comporte trois longues pièces par les trois sonnets
de Pétrarque qui figurent également dans le second
recueil des années de pèlerinage, et qui sont plus
courts et montrent un Liszt plus chantant à l'image de
Chopin en quoi cependant leur utilisation du chant diffère-t-il
à votre avis ?
Les trois Sonnets de Pétrarque appartiennent à
un tout autre genre dans la littérature lisztienne. Composés
initialement pour voix et piano, Liszt - et on le comprend
- a choisi de les transcrire pour le piano seul. Comme il
a eu raison, car il a offert au répertoire pianistique
trois pièces d'une grande inspiration. Certes de dimensions
modestes, de confection simple, mais d'une grande beauté
mélodique et harmonique. Le chant de Liszt n'est pas
si éloigné de celui de Chopin. Comme ce dernier,
il se sent proche du bel canto italien et s'en inspire. En
revanche, et ceci est absolument frappant, Liszt ne possède
pas la sophistication que Chopin met à renouveler sans
cesse une mélodie lorsqu'elle revient. Là où
Liszt se "contente" d'ajouter des effets, à
la manière d'un orchestrateur qui ajoute des instruments,
Chopin fait évoluer ses thèmes chaque fois qu'ils
réapparaissent, par une ornementation plus marquée,
par des contrechants finement ciselés, par un raffinement
à la fois harmonique et contrapuntique. En ce sens, l'art
de Liszt et celui de Chopin, appliqués à un même
genre, diffèrent totalement : Liszt est attiré d'abord
par la façon de faire sonner le piano, dans une direction
d'amplification sonore calquée sur celle que l'on
obtient avec une masse orchestrale, alors que Chopin cherche perpétuellement
à obtenir de nouveaux effets par une modification des rapports
entre les notes, créant une image sonore plus complexe,
qui se renouvelle en permanence.
Autre grande oeuvre de votre disque la
Ballade n°2 dont le titre n'est pas sans faire penser à
Chopin mais dont la fin dites-vous dans le livret annonce ce qui
sera l'essence même de la musique de Debussy ...
Il est à noter que Liszt n'a utilisé les
termes de Ballade, Polonaise ou même Berceuse qu'après
la disparition de Chopin. J'aime beaucoup cette seconde Ballade
car elle fait alterner des idées musicales très
opposées, exprimées avec des moyens pianistiques
propres à Liszt qui donnent au pianiste l'impression
de conduire un véritable orchestre.
A la fin de cette seconde Ballade, Liszt utilise - dans un moment
où le temps semble comme suspendu - des accords qui évoquent
tout à fait la couleur du début du prélude
"la Fille au cheveux de lin" de Claude Debussy. Il y a
là une coïncidence , rien de plus. Car Debussy est
beaucoup plus proche de Chopin que de Liszt. Par exemple, si vous
comparez le début de la Barcarolle de Chopin et celui de
Poissons d'or de Debussy, vous êtes stupéfait de
constater des similitudes troublantes : un même accord à
la main gauche qui crée le balancement aquatique (accord
de Fa dièse majeur auquel Chopin ajoute un sol dièse
de passage et Debussy un sol double dièse...) puis une
mélodie en tierces à la main droite dont le déroulement
obéit aux mêmes lois avec des appoggiatures sur les
temps forts... Il y a là plus qu'une coïncidence à
mon avis.
Quelles sont les oeuvres de Debussy dans
lesquelles vous retrouvez plus particulièrement une "inspiration
lisztienne" ?
A dire vrai, il n'y a rien dans l'oeuvre de Debussy
qui puisse s'apparenter à une inspiration lisztienne.
On peut parler davantage d'une évolution de l'écriture
à laquelle Liszt a largement contribué. Cette évolution
qui conduit à chercher peu à peu à éliminer
les repères classiques (les cadences, les phrases, la tonalité)
afin de renouveler le langage. Dans ce sens, Liszt a été
le précurseur, et Debussy (qui a d'abord aimé
Wagner avant de le répudier) le continuateur. Son langage
- lorsqu'il est vraiment formé - rompt avec
les règles classiques. Les harmonies ne répondent
plus aux résolutions auxquelles l'oreille est habituée.
Elles se juxtaposent les unes aux autres en répondant à
une seule règle imposée par l'oreille de Debussy
lui-même : que cela sonne bien, que cela soit beau.
Aucune oeuvre de Debussy ne peut véritablement se réclamer
d'une inspiration Lisztienne. Mais un point est tout de même
à souligner : Debussy aime donner aux auditeurs une clé
concernant le message contenu dans sa musique, par exemple sous
forme d'un titre donné "a posteriori" dans
les préludes pour piano. C'est un point commun avec
les oeuvres de Liszt pour piano, et une pratique que refusait
totalement Chopin. Debussy est proche de Liszt sur ce point, et
- pour une fois - éloigné de Chopin dont
il est par ailleurs l'héritier en ce qui concerne
la recherche sonore de l'écriture pianistique et la
façon de rendre la couleur en musique.
A votre avis d'autres compositeurs ont-ils
été influencés par Liszt ?
Je ne pense pas que l'on puisse réellement parler
d'influence de Liszt sur des compositeurs en particulier
(sauf évidemment Wagner). Cependant, on peut dire qu'il
a ouvert des voies nouvelles. Le meilleur exemple en est la musique
atonale, dont les oeuvres pour piano du dernier Liszt sont
annonciatrices.
D'autres oeuvres de Liszt (Sonate
en si mineur et Funérailles) figureront dans un autre disque
à paraître dans quelques mois sur un autre album,
pouvez-vous nous en dire plus sur cet autre album qui regroupera
des oeuvres que se sont dédiés Chopin , Schumann
et Liszt, et dont l'enregistrement a été effectué
en mai 2010 sur deux pianos anciens : un Erard 1844 et un Pleyel
1836... et comment ressentez-vous la différence sonore
sachant que vous êtes vous-même spécialiste
des pianos anciens ?
J'ai effectivement enregistré l'année dernière
un double CD sur deux pianos de l'époque romantique : un
Pleyel de 1836 et un Erard de 1844. Ces enregistrements comportent
les principales oeuvres que Chopin, Schumann et Liszt se sont
mutuellement dédié : les Kreisleriana de Schumann
dédiés à Chopin, la ballade n°2 de Chopin
dédiée à Schumann (sur piano Pleyel 1836),
la Fantaisie de Schumann dédiée à Liszt et
la Sonate de Liszt dédiée à Schumann (piano
Erard 1844). A quoi s'ajoutent deux oeuvres "hommage",
les variations de Schumann sur le thème du nocturne en
sol mineur de Chopin (Pleyel 1836) et les Funérailles de
Liszt (Erard 1844), pièce dont la partie médiane
rappelle une section très similaire de la Polonaise op.53
de Chopin Ces enregistrements paraîtront probablement au
printemps 2012.
Ce ne sont pas là mes premiers enregistrements sur piano
d'époque romantique. J'ai - en 2004 - enregistré
les 24 Préludes de Chopin à la salle Pleyel en deux
versions, l'une sur le Pleyel 1836 utilisé ici, l'autre
sur le nouveau Pleyel de concert (P 280). C'était l'aboutissement
d'une longue période de découverte des relations
étroites qui peuvent exister entre les Pleyel des années
1830-50 et l'écriture de Chopin. La pratique approfondie
(plus de 15 années maintenant) de cet instrument, enrichie
maintenant par celle des Erard de la même période,
m'a convaincu de l'importance d'en connaître les possibilités
afin de relier cette image sonore à celle - plus technique
- de la partition. En effet, les possibilités de ces instruments
(toucher léger, puissance limitée, registration
très perceptible, et bien d'autres paramètres comme
la constitution de l'image sonore) sont très différentes
de nos instruments actuels. Sans vouloir détailler ici
tout ce que l'on peut apprendre des instruments de la période
romantique, je dirai que l'intérêt principal est
d'essayer d'en retrouver l'esprit avec nos pianos modernes, car
nous jouons maintenant dans des grandes salles pour lesquelles
ces instruments ne sont évidemment pas adaptés.
En revanche, les jouer pour des enregistrements permet d'en apprécier
toute la valeur, car la question de la distance entre l'auditeur
et l'instrument ne se pose plus.
Je
peux très brièvement vous exposer les différences
principales entre le Pleyel 1836 et le Erard 1844, qui montrent
à quel point l'attachement de Chopin pour Pleyel et - dans
une moindre mesure car non exclusif - celui de Liszt à
Erard dans sa période parisienne, se justifient. Chopin
a retrouvé dans le toucher des Pleyel (à mécanique
à échappement simple), cette douceur, cette relation
directe de la touche au marteau qui lui permettaient une infinité
de nuances, valorisant pleinement la subtilité de son jeu.
Il lui a été souvent reproché (en concert)
qu'on ne l'entendait pas assez. C'est probable, car le Pleyel
permet une finesse de son, une transparence, qui ne peuvent s'apprécier
que de près. J'ajoute que le Pleyel possède - à
cette époque - une registration encore assez marquée
qui sépare très clairement les sonorités
des basses, du médium grave, du médium et des aigus,
facilitant une grande clarté de jeu entre les différentes
composantes de l'écriture pianistique. Enfin, le Pleyel
diffuse le son en rayonnant, et non en projetant le son. Vous
êtes ainsi enveloppé par le son, sans en identifier
clairement la provenance.
Le gros défaut du Pleyel (mais qui n'en était pas
un pour Chopin) c'est son manque de puissance. Il sature très
vite et oblige l'interprète à réviser profondément
sa gestion des dynamiques. Avec moins d'amplitude sonore, l'interprète
doit graduer plus finement son jeu et développer une progressivité
plus grande dans tous les effets. Un piano difficile à
maîtriser pour le néophyte, mais qui peut procurer
des joies immenses à qui sait s'en servir. Chopin le disait
très bien puisqu'il recommandait à ses élèves
de travailler sur Pleyel pour arriver à façonner
le propre sonorité, et non pas sur Erard où le son
- tout fait déjà - ne pouvait se varier autant.
La conception du Erard est effectivement bien différente
et on comprend aisément que Liszt l'ait adopté,
plutôt que le Pleyel. Le mécanisme est très
proche du mécanisme actuel, avec son double échappement,
et une profondeur de clavier plus importante que le Pleyel. Au
premier toucher, il ne déroute pas un pianiste, contrairement
au Pleyel qui semble immédiatement "injouable"
tant il peut être récalcitrant à la façon
habituelle de jouer. Le Erard possède naturellement un
son riche, sans aucune registration, et une puissance beaucoup
plus importante que le Pleyel. C'est un instrument robuste (d'innombrables
pianos d'Erard de l'époque romantique sont encore en état
de jeu aujourd'hui), qui donne immédiatement à celui
qui en joue, un sentiment d'aisance. En vérité,
c'est une fausse impression car - même si c'est dans des
proportions moindre qu'avec le Pleyel - il faut tout de même
un certain temps de pratique pour arriver à en varier le
son. Cette belle sonorité dont Chopin trouvait qu'elle
était trop unique et invariable, peut tout de même
se varier, mais dans des proportions moins importantes que celle
du Pleyel. Le bénéfice du Erard par rapport au Pleyel
est avant tout la puissance, une égalité de son
sur tout le clavier (tout en gardant aussi une grande clarté
malgré l'absence de registration), et un mécanisme
d'une beaucoup plus grande précision. Les inconvénients
sont un déficit de sensibilité dans le toucher (par
rapport au Pleyel) et une bien moins grande poésie sonore.
Ce sont donc deux univers opposés et parfaitement en
phase chacun avec l'univers d'un compositeur : Chopin trouve avec
Pleyel le sens de la couleur, une grande sensibilité, une
nostalgie sonore immédiate, tandis que Liszt trouve avec
Erard la puissance de l'orchestre, la précision du toucher,
l'éclat virtuose.
Schumann se trouvant à mi chemin de ces deux univers, j'ai
choisi d'enregistrer les Kreisleriana dédiés à
Chopin sur le Pleyel et la Fantaisie dédiée à
Liszt sur le Erard.
Clara Schumann, lorsqu'elle est venue jouer à Paris a eu
le choix entre Pleyel et Erard. Elle adorait le Pleyel, mais elle
a finalement choisi le Erard car elle avait peur que l'on attribue
le peu de sonorité du Pleyel à son jeu. Elle qui
se voulait l'égale de Liszt, ne pouvait prendre un tel
risque...
Il est étonnant de voir que ceci est toujours vrai près
de deux siècles plus tard. Les pianistes - en règle
générale - choisissent toujours les instruments
les plus puissants...
Revenons à ce disque Liszt : vous
avez également choisi " La Vallée d'Obermann"
qui elle appartient à un autre recueil des années
de pèlerinage , que pensez-vous des "Années
de pèlerinage" dans leur totalité, avez-
vous eu l'occasion d'en jouer toutes les pièces en concert
soit en intégrale ou de façon parsemée ?
et qu'aimez vous particulièrement dans cette pièce
?
Je n'ai jamais joué les Années de pèlerinage
en entier au concert. Je suis sensible à la beauté
de ces pièces indépendamment les unes des autres
et je ne suis pas persuadé qu'elles forment un tout dont
il faille donner l'intégrale au concert. Liszt lui-même
l'a-t-il fait ?
Ce que j'aime dans cette Vallée d'Obermann, comme d'ailleurs
dans "Après une lecture de Dante" ou dans
la seconde Ballade ou dans Funérailles, c'est le parcours
dans lequel nous entraîne Liszt. Un parcours peuplé
d'émotions, de sensations, un parcours où l'on sent
la vie d'un homme. C'est l'essence même du romantisme :
oser placer ses sentiments au centre de l'oeuvre, sans fausse
pudeur. Liszt le fait avec cette maîtrise particulière
du clavier dont il a expérimenté toutes les possibilités,
décuplant ainsi l'expressivité des idées
et des sentiments qu'il traduit dans sa musique.
Vous avez je crois un studio d'enregistrement,
pourquoi ce disque a-t-il été enregistré
à l'église Ste Marcel à Paris ?
J'ai la chance d'avoir à ma disposition un espace d'enregistrement
dans le Berry, près de Nohant, que j'ai utilisé
pour mes enregistrements sur les piano Pleyel 1836 et Erard 1844.
En revanche, ce programme Liszt a été réalisé
à Paris avec le nouveau (et magnifique) Bechstein de concert
mis à ma disposition par le représentant de Bechstein
à Paris que je remercie à nouveau ici : Pianos International.
J'ai considéré que cet instrument se prêtait
parfaitement au répertoire de ce CD. Sa sonorité
ample, riche et colorée coïncide parfaitement avec
le jeu orchestral réclamé par ces pièces.
Bechstein a été l'un des instruments préférés
de Liszt dans la deuxième partie de sa vie, et j'ai eu
l'occasion d'essayer deux instruments de Bechstein qui lui ont
appartenu : celui qui se trouve à Weimar dans la maison
où il donnait ses masterclass, et celui qui est dans le
dernier appartement où il a vécu à Budapest
(désormais Musée Franz Liszt). L'actuelle production
des Bechstein de concert a su préserver certaines des caractéristiques
sonores des instruments du XIXè qui leur donne une couleur
bien particulière.
Le Temple Saint-Marcel où nous avons réalisé
cet enregistrement avec mon directeur artistique et ingénieur
du son Joël Perrot est également celui où nous
avons fait - de 2006 à 2009 - les enregistrements des 4
CD contenus dans le livre "Les étés de Frédéric
Chopin à Nohant, 1839-1846", paru aux Editions du
Patrimoine pour l'année 2010, bicentenaire de Chopin. L'acoustique
de ce lieu se prête particulièrement bien à
l'enregistrement de la musique pour piano.
Quels sont vos prochains concerts et éventuels
autres projets ?
Franz Liszt va être au coeur de mon activité
du mois à venir avec deux grands moments. Le premier -
le week-end des 4/5/6 novembre - est lié à Franz
Liszt et à George Cziffra pour lequel j'ai - comme de nombreuses
personnes - une profonde admiration et estime, à la fois
pour le pianiste sans égal, et pour l'homme, généreux.
Comme je vous l'indiquais plus haut La Fondation Cziffra organise
"Senliszt" à l'auditorium Saint-Frambourg de
Senlis, une manifestation pour fêter à la fois le
bicentenaire de Liszt et le 90è anniversaire de la naissance
de Georges Cziffra. Pour ma part, j'y jouerai à deux reprises,
tout d'abord le vendredi 4 où nous raconterons en musique
avec la comédienne Brigitte Fossey la vie de Liszt (deux
séances destinées aux enfants) puis le soir où
je retrouverai le pianiste Giovanni Bellucci pour une version
à deux pianos de la Sonate de Liszt, transcrite par Saint-Saens.
Une version méconnue mais passionnante, sur laquelle des
danseurs de l'Opéra de Paris créeront une chorégraphie.
Je retrouverai également le lendemain les pianistes Cyprien
Katsaris, Jean-Philippe Collard, Philippe Giusiano et de nombreux
lauréats de la Fondation Cziffra pour une soirée
exceptionnelle autour de George Cziffra.
Le second sera à la Cité de la Musique et au CNSMDP,
pour une semaine consacrée à Liszt. J'y présenterai
le lundi 7 en compagnie de Jean-François Heisser une soirée
consacrée à la reconstitution d'un des premiers
programmes de récital donné par Liszt et en clôture
le jeudi 10 une soirée autour de la Sonate de Liszt qui
sera jouée en deux versions : la transcription (étonnante)
pour 15 instruments à vent de Janos Komivès (donnée
aussi à Senlis le vendredi 4 novembre au soir) et la version
originale pour piano seul qui sera jouée sur un Erard 1860
par Guillaume Vincent.
Ensuite, je jouerai pour le Festival de Piano de Vilnius, le
programme intitulé "Dédicace croisées"
qui sera publié au printemps prochain et qui comprend :
Ballade n°2 de Chopin et Kreisleriana de Schumann en première
partie, Fantaisie de Schumann et Sonate en si mineur de Liszt
en seconde partie.
Je signale également - car le fait est suffisamment rare
- que je serai en concert Salle Gaveau le 15 février 2012
en compagnie de Brigitte Fossey pour une soirée musicale
et littéraire intitulée "Chopin et Sand, vie
et passion"
Pour écouter
Franz Liszt Après Une Lecture de Dante
Yves Henry, piano avec l'aimable autorisation
du label Soupir Editions
cliquez sur le triangle du lecteur
ci-dessous