Franz Liszt Yves Henry PIANO

Franz Liszt (1811-1886)
Récital

Après Une Lecture Du Dante
Sonetto 47 Del Petrarca
Vallée D'Obermann
Sonetto 104 Del Petrarca
Ballade N° 2
Sonetto 123 Del Petrarca

Yves Henry, piano

Le pianiste Yves Henry qui a beaucoup participé au bicentenaire de naissance de Chopin l'année dernière et a reçu en octobre 2010 la médaille Gloria Artis de l'état polonais pour sa contribution à l'année Chopin en France, est cette année aussi beaucoup impliqué dans le bicentenaire de naissance de Liszt.
Franz Liszt qu'il a d'ailleurs déjà commencé à célébrer dès le dernier festival de Nohant cet été car il en est désormais le président et la dernière édition de ce festival était sous-titrée "Chopin et Liszt à Nohant" . Bientôt, début novembre 2011, c'est un autre anniversaire, celui des quatre-vingt dix ans de la naissance Cziffra, pianiste disparu renommé précisément aussi pour ses interprétations de Liszt, qui sera aussi l'occasion pour Yves Henry de célébrer encore le compositeur hongrois et vient de paraître récemment ce disque "Récital Franz Liszt " qui a obtenu le "label Année Liszt en France". Celui-ci permet de découvrir, à qui ne peut ce rendre à ces multiples concerts, son talent à partager et faire aimer la musique de Liszt dans un enregistrement conçu comme un récital.  

Yves Henry a souhaité réunir ici les pièces qu'il aime le plus, elles appartiennent toutes à la partie médiane de la production de Liszt(1848-1854), période où le compositeur prend le pas sur le pianiste virtuose et prend le temps de revenir sur ces premières compositions pour les faire véritablement aboutir. Elles sont issues des deux premiers cahiers de pèlerinage à l'exception de la Ballade n°2, que le pianiste considère comme un chef d'oeuvre qui comme souvent chez Liszt "prend sa source dans l'opposition entre les abîmes vers lesquels l'homme se sent entraîné et le ciel auquel il aspire pourtant " . Une pièce peut-être un peu moins connue à cause de son isolement, et certainement moins connue que celle qui ouvre ce programme "Après une lecture de Dante"qui elle sera probablement celle que l'on aura la plus souvent entendue en cette année de bicentenaire que ce soit dans des intégrales des "Années de pèlerinage " ou dans des programmes originaux mais une pièce dont on ne se lasse aucunement tant elle demande à chaque interprète une implication personnelle et s'offre à chaque fois sous un jour nouveau. C'est aussi sans doute cette pièce, que vous pourrez d'ailleurs écouter plus bas dans cette page, qui démontre aussi le plus le talent du compositeur Franz Liszt puisque dans celle-ci, comme l'explique Yves Henry qui a également rédigé le livret : " Liszt utilise multiples procédés ingénieux pour exprimer les sentiments les plus extrêmes, du désespoir le plus noir à l'espérance la plus élevée, de la passion la plus effrénée au calme le plus pur. Liszt a mis dans cette oeuvre à la fois toute son âme et toute sa science pianistique" ajoutant : "L'interprète comme ses auditeurs, se trouve emporté dans un monde parallèle, parfois effrayant, quelquefois consolant, sans aucun répit."

Les trois splendides sonnets de Pétrarque que le pianiste Yves Henry a choisi d'intercaler dans son programme offre un peu de répit ou du moins une touche plus "contemplative" et permettent en outre de mesurer l'art du chant chez Liszt. Un répit aussi effectivement nécessaire après l'écoute de "la Vallée d'Obermann " qui, explique Yves Henry cette fois en réponse à nombreuses questions sur son disque, "est un parcours peuplé d'émotions, de sensations, un parcours où l'on sent la vie d'un homme. " Deux cents ans après sa naissance cet homme vit effectivement toujours à travers son oeuvre ainsi peut-on de nouveau le mesurer dans ce beau disque du pianiste Yves Henry enregistré sur un piano actuel Bechstein, marque qu'affectionnait le compositeur, et avec lequel il nous offre son intéressant programme avec des couleurs et une énergie qui nous projettent dans le passé mais aussi ailleurs...
Vous avez enregistré nombreux disques de Chopin, celui-ci semble votre premier disque Liszt est-ce exact ?
Ce n'est pas tout à fait mon premier disque consacré à Liszt. Car j'en ai déjà enregistré un en 1986, année du centenaire de la mort de Liszt. Je venais d'être finaliste du concours Franz Liszt de Budapest et nous avions réalisé un disque assez étonnant comprenant d'un côté (car c'était un 33 tours) la transcription de cette sonate réalisée par Janos Komivès pour 15 instruments à vent et de l'autre côté la version originale pour piano seul. Un concert avec ces deux versions avait d'ailleurs été organisé à la salle Gaveau fin 1986.
Hasard du calendrier - ou peut-être une certaine constance dans les idées - j'ai programmé le vendredi 4 novembre prochain à l'auditorium Franz Liszt de Senlis (siège de la Fondation Cziffra) un concert reprenant cette transcription pour instruments à vent et une autre transcription de cette même oeuvre : celle de Camille Saint-Saens pour deux pianos que je donnerai avec Giovanni Bellucci comme partenaire. Ce concert fait partie d'une manifestation intitulée "Senliszt", destinée à célébrer à la fois le bicentenaire de la naissance de Liszt et le 90è anniversaire de la naissance de George Cziffra, né le 5 novembre 1921.
Que représente Liszt pour vous ?
Lorsque j'étais au conservatoire, j'ai abordé le répertoire romantique pour piano au travers de la musique de Schumann. Sans doute parce que Pierre Sancan qui fut mon maître était l'élève d'Yves Nat, grand interprète de Schumann. Les oeuvres fétiches qui ont marqué cette époque de ma vie sont - dans cet ordre précis - la Fantaisie op.17, les Kreisleriana op.16 et les Etudes Symphoniques op.13. J'en ai toujours aimé l'élan vital qui les traverse, cette passion non réfrénée, matérialisant en quelque sorte l'attirance de Robert pour Clara. Même s'il y a bien d'autres choses dans ces pièces, cette énergie débordante en est le premier moteur. Plus tard, lorsque j'ai abordé Liszt, j'ai retrouvé cet élan, cette générosité. Comme Schumann, Liszt se laisse entraîner par la passion. Ni l'un ni l'autre ne cherchent à freiner leurs ardeurs. Toute leur vie, ils ont lutté. Comme Schumann, Liszt a d'abord composé pour le piano, puis il est passé à l'orchestre. Comme Schumann, Liszt a admiré Paganini. Tous deux en ont tiré une motivation extraordinaire pour se lancer dans la carrière de musicien. Tous deux lui ont d'ailleurs rendu hommage en composant des études d'après certains des Caprices et il m'est arrivé plusieurs fois d'associer Liszt et Schumann dans un programme qui faisait place à ces études.
Toutefois, si Schumann est un poète, volontiers tourné vers lui-même (mais dont l'universalité des sentiments nous touche profondément), Liszt est bien différent. Je sens chez lui une quête spirituelle, un besoin d'élévation. Sa façon de faire sonner le piano dans le deuxième épisode de la Vallée d'Obermann commençant dans l'aigu en ut majeur en est un exemple. Tout dans la musique de Liszt va vers les autres, même si elle part de ses sentiments. Tout dans la musique de Schumann nous entraîne au contraire vers lui, avec lui. Tout au moins, c'est comme cela que je le ressens et que je cherche à l'exprimer.
Vous avez réuni des oeuvres de la "partie" médiane" de la production de Liszt. En quoi cette période vous semble-t-elle plus intéressante et n'est-il pas en fait difficile de choisir une période spécifique de composition chez Liszt puisqu'il a souvent repris des oeuvres à différentes périodes de sa vie ? Et le risque n'est-il pas qu'elle soit aussi la plus connue ?
Je crois profondément qu'il faut aimer les oeuvres que l'on joue. Si j'ai choisi ces oeuvres pour cet enregistrement, c'est avant tout parce que je les aime. C'est aussi parce que je les joue depuis longtemps, que je les porte en moi et que j'ai ressenti le besoin d'en faire partager ma vision.
Le fait que ces oeuvres figurent parmi les plus connues du répertoire lisztien n'enlève rien à leur beauté. Il est justement remarquable de constater à quel point les plus grandes oeuvres, celles qui sont le plus jouées et le plus enregistrées ne donnent jamais le sentiment de lassitude. Leur richesse est telle que nous découvrons toujours de nouveaux horizons.
Vous ouvrez ce disque par "Après un lecture de Dante" de quelle façon particulière abordez-vous cette oeuvre, qu'est-ce qui vous tient particulièrement à coeur dans celle-ci , dans votre interprétation et comment vivez vous cette oeuvre qui exprime les sentiments les plus extrêmes mais exige aussi une grande technique ?
Ce que j'ai cherché par exemple à faire entendre dans la pièce "Après une lecture de Dante" (Fantasia quasi sonata), au-delà des sentiments exacerbés qui la hantent, c'est l'unité extraordinaire de cette oeuvre. Pour moi, la vraie question qui se pose ici n'est pas d'ordre technique, mais d'ordre compositionnel. Au delà du sous-texte explicite de cette oeuvre, ce qui m'intéresse, c'est d'en faire une oeuvre que vous écoutez sans jamais pouvoir vous en échapper. Nul répit, même lorsque le tempo se calme ou que les sentiments semblent s'apaiser. Liszt compositeur se révèle ici totalement, il est en marche vers la prochaine étape : la Sonate en si mineur...

Vous avez choisi de ponctuer votre disque, qui comporte trois longues pièces par les trois sonnets de Pétrarque qui figurent également dans le second recueil des années de pèlerinage, et qui sont plus courts et montrent un Liszt plus chantant à l'image de Chopin en quoi cependant leur utilisation du chant diffère-t-il à votre avis ?
Les trois Sonnets de Pétrarque appartiennent à un tout autre genre dans la littérature lisztienne. Composés initialement pour voix et piano, Liszt - et on le comprend - a choisi de les transcrire pour le piano seul. Comme il a eu raison, car il a offert au répertoire pianistique trois pièces d'une grande inspiration. Certes de dimensions modestes, de confection simple, mais d'une grande beauté mélodique et harmonique. Le chant de Liszt n'est pas si éloigné de celui de Chopin. Comme ce dernier, il se sent proche du bel canto italien et s'en inspire. En revanche, et ceci est absolument frappant, Liszt ne possède pas la sophistication que Chopin met à renouveler sans cesse une mélodie lorsqu'elle revient. Là où Liszt se "contente" d'ajouter des effets, à la manière d'un orchestrateur qui ajoute des instruments, Chopin fait évoluer ses thèmes chaque fois qu'ils réapparaissent, par une ornementation plus marquée, par des contrechants finement ciselés, par un raffinement à la fois harmonique et contrapuntique. En ce sens, l'art de Liszt et celui de Chopin, appliqués à un même genre, diffèrent totalement : Liszt est attiré d'abord par la façon de faire sonner le piano, dans une direction d'amplification sonore calquée sur celle que l'on obtient avec une masse orchestrale, alors que Chopin cherche perpétuellement à obtenir de nouveaux effets par une modification des rapports entre les notes, créant une image sonore plus complexe, qui se renouvelle en permanence.
Autre grande oeuvre de votre disque la Ballade n°2 dont le titre n'est pas sans faire penser à Chopin mais dont la fin dites-vous dans le livret annonce ce qui sera l'essence même de la musique de Debussy ...
Il est à noter que Liszt n'a utilisé les termes de Ballade, Polonaise ou même Berceuse qu'après la disparition de Chopin. J'aime beaucoup cette seconde Ballade car elle fait alterner des idées musicales très opposées, exprimées avec des moyens pianistiques propres à Liszt qui donnent au pianiste l'impression de conduire un véritable orchestre.
A la fin de cette seconde Ballade, Liszt utilise - dans un moment où le temps semble comme suspendu - des accords qui évoquent tout à fait la couleur du début du prélude "la Fille au cheveux de lin" de Claude Debussy. Il y a là une coïncidence , rien de plus. Car Debussy est beaucoup plus proche de Chopin que de Liszt. Par exemple, si vous comparez le début de la Barcarolle de Chopin et celui de Poissons d'or de Debussy, vous êtes stupéfait de constater des similitudes troublantes : un même accord à la main gauche qui crée le balancement aquatique (accord de Fa dièse majeur auquel Chopin ajoute un sol dièse de passage et Debussy un sol double dièse...) puis une mélodie en tierces à la main droite dont le déroulement obéit aux mêmes lois avec des appoggiatures sur les temps forts... Il y a là plus qu'une coïncidence à mon avis. 
Quelles sont les oeuvres de Debussy dans lesquelles vous retrouvez plus particulièrement une "inspiration lisztienne" ?
A dire vrai, il n'y a rien dans l'oeuvre de Debussy qui puisse s'apparenter à une inspiration lisztienne. On peut parler davantage d'une évolution de l'écriture à laquelle Liszt a largement contribué. Cette évolution qui conduit à chercher peu à peu à éliminer les repères classiques (les cadences, les phrases, la tonalité) afin de renouveler le langage. Dans ce sens, Liszt a été le précurseur, et Debussy (qui a d'abord aimé Wagner avant de le répudier) le continuateur. Son langage - lorsqu'il est vraiment formé - rompt avec les règles classiques. Les harmonies ne répondent plus aux résolutions auxquelles l'oreille est habituée. Elles se juxtaposent les unes aux autres en répondant à une seule règle imposée par l'oreille de Debussy lui-même : que cela sonne bien, que cela soit beau.
Aucune oeuvre de Debussy ne peut véritablement se réclamer d'une inspiration Lisztienne. Mais un point est tout de même à souligner : Debussy aime donner aux auditeurs une clé concernant le message contenu dans sa musique, par exemple sous forme d'un titre donné "a posteriori" dans les préludes pour piano. C'est un point commun avec les oeuvres de Liszt pour piano, et une pratique que refusait totalement Chopin. Debussy est proche de Liszt sur ce point, et - pour une fois - éloigné de Chopin dont il est par ailleurs l'héritier en ce qui concerne la recherche sonore de l'écriture pianistique et la façon de rendre la couleur en musique.

A votre avis d'autres compositeurs ont-ils été influencés par Liszt ?
Je ne pense pas que l'on puisse réellement parler d'influence de Liszt sur des compositeurs en particulier (sauf évidemment Wagner). Cependant, on peut dire qu'il a ouvert des voies nouvelles. Le meilleur exemple en est la musique atonale, dont les oeuvres pour piano du dernier Liszt sont annonciatrices.
D'autres oeuvres de Liszt (Sonate en si mineur et Funérailles) figureront dans un autre disque à paraître dans quelques mois sur un autre album, pouvez-vous nous en dire plus sur cet autre album qui regroupera des oeuvres que se sont dédiés Chopin , Schumann et Liszt, et dont l'enregistrement a été effectué en mai 2010 sur deux pianos anciens : un Erard 1844 et un Pleyel 1836... et comment ressentez-vous la différence sonore sachant que vous êtes vous-même spécialiste des pianos anciens ?

J'ai effectivement enregistré l'année dernière un double CD sur deux pianos de l'époque romantique : un Pleyel de 1836 et un Erard de 1844. Ces enregistrements comportent les principales oeuvres que Chopin, Schumann et Liszt se sont mutuellement dédié : les Kreisleriana de Schumann dédiés à Chopin, la ballade n°2 de Chopin dédiée à Schumann (sur piano Pleyel 1836), la Fantaisie de Schumann dédiée à Liszt et la Sonate de Liszt dédiée à Schumann (piano Erard 1844). A quoi s'ajoutent deux oeuvres "hommage", les variations de Schumann sur le thème du nocturne en sol mineur de Chopin (Pleyel 1836) et les Funérailles de Liszt (Erard 1844), pièce dont la partie médiane rappelle une section très similaire de la Polonaise op.53 de Chopin Ces enregistrements paraîtront probablement au printemps 2012.
Ce ne sont pas là mes premiers enregistrements sur piano d'époque romantique. J'ai - en 2004 - enregistré les 24 Préludes de Chopin à la salle Pleyel en deux versions, l'une sur le Pleyel 1836 utilisé ici, l'autre sur le nouveau Pleyel de concert (P 280). C'était l'aboutissement d'une longue période de découverte des relations étroites qui peuvent exister entre les Pleyel des années 1830-50 et l'écriture de Chopin. La pratique approfondie (plus de 15 années maintenant) de cet instrument, enrichie maintenant par celle des Erard de la même période, m'a convaincu de l'importance d'en connaître les possibilités afin de relier cette image sonore à celle - plus technique - de la partition. En effet, les possibilités de ces instruments (toucher léger, puissance limitée, registration très perceptible, et bien d'autres paramètres comme la constitution de l'image sonore) sont très différentes de nos instruments actuels. Sans vouloir détailler ici tout ce que l'on peut apprendre des instruments de la période romantique, je dirai que l'intérêt principal est d'essayer d'en retrouver l'esprit avec nos pianos modernes, car nous jouons maintenant dans des grandes salles pour lesquelles ces instruments ne sont évidemment pas adaptés.
En revanche, les jouer pour des enregistrements permet d'en apprécier toute la valeur, car la question de la distance entre l'auditeur et l'instrument ne se pose plus.
Je peux très brièvement vous exposer les différences principales entre le Pleyel 1836 et le Erard 1844, qui montrent à quel point l'attachement de Chopin pour Pleyel et - dans une moindre mesure car non exclusif - celui de Liszt à Erard dans sa période parisienne, se justifient. Chopin a retrouvé dans le toucher des Pleyel (à mécanique à échappement simple), cette douceur, cette relation directe de la touche au marteau qui lui permettaient une infinité de nuances, valorisant pleinement la subtilité de son jeu. Il lui a été souvent reproché (en concert) qu'on ne l'entendait pas assez. C'est probable, car le Pleyel permet une finesse de son, une transparence, qui ne peuvent s'apprécier que de près. J'ajoute que le Pleyel possède - à cette époque - une registration encore assez marquée qui sépare très clairement les sonorités des basses, du médium grave, du médium et des aigus, facilitant une grande clarté de jeu entre les différentes composantes de l'écriture pianistique. Enfin, le Pleyel diffuse le son en rayonnant, et non en projetant le son. Vous êtes ainsi enveloppé par le son, sans en identifier clairement la provenance.
Le gros défaut du Pleyel (mais qui n'en était pas un pour Chopin) c'est son manque de puissance. Il sature très vite et oblige l'interprète à réviser profondément sa gestion des dynamiques. Avec moins d'amplitude sonore, l'interprète doit graduer plus finement son jeu et développer une progressivité plus grande dans tous les effets. Un piano difficile à maîtriser pour le néophyte, mais qui peut procurer des joies immenses à qui sait s'en servir. Chopin le disait très bien puisqu'il recommandait à ses élèves de travailler sur Pleyel pour arriver à façonner le propre sonorité, et non pas sur Erard où le son - tout fait déjà - ne pouvait se varier autant. La conception du Erard est effectivement bien différente et on comprend aisément que Liszt l'ait adopté, plutôt que le Pleyel. Le mécanisme est très proche du mécanisme actuel, avec son double échappement, et une profondeur de clavier plus importante que le Pleyel. Au premier toucher, il ne déroute pas un pianiste, contrairement au Pleyel qui semble immédiatement "injouable" tant il peut être récalcitrant à la façon habituelle de jouer. Le Erard possède naturellement un son riche, sans aucune registration, et une puissance beaucoup plus importante que le Pleyel. C'est un instrument robuste (d'innombrables pianos d'Erard de l'époque romantique sont encore en état de jeu aujourd'hui), qui donne immédiatement à celui qui en joue, un sentiment d'aisance. En vérité, c'est une fausse impression car - même si c'est dans des proportions moindre qu'avec le Pleyel - il faut tout de même un certain temps de pratique pour arriver à en varier le son. Cette belle sonorité dont Chopin trouvait qu'elle était trop unique et invariable, peut tout de même se varier, mais dans des proportions moins importantes que celle du Pleyel. Le bénéfice du Erard par rapport au Pleyel est avant tout la puissance, une égalité de son sur tout le clavier (tout en gardant aussi une grande clarté malgré l'absence de registration), et un mécanisme d'une beaucoup plus grande précision. Les inconvénients sont un déficit de sensibilité dans le toucher (par rapport au Pleyel) et une bien moins grande poésie sonore.
Ce sont donc deux univers opposés et parfaitement en phase chacun avec l'univers d'un compositeur : Chopin trouve avec Pleyel le sens de la couleur, une grande sensibilité, une nostalgie sonore immédiate, tandis que Liszt trouve avec Erard la puissance de l'orchestre, la précision du toucher, l'éclat virtuose.
Schumann se trouvant à mi chemin de ces deux univers, j'ai choisi d'enregistrer les Kreisleriana dédiés à Chopin sur le Pleyel et la Fantaisie dédiée à Liszt sur le Erard.
Clara Schumann, lorsqu'elle est venue jouer à Paris a eu le choix entre Pleyel et Erard. Elle adorait le Pleyel, mais elle a finalement choisi le Erard car elle avait peur que l'on attribue le peu de sonorité du Pleyel à son jeu. Elle qui se voulait l'égale de Liszt, ne pouvait prendre un tel risque...
Il est étonnant de voir que ceci est toujours vrai près de deux siècles plus tard. Les pianistes - en règle générale - choisissent toujours les instruments les plus puissants...
Revenons à ce disque Liszt : vous avez également choisi " La Vallée d'Obermann" qui elle appartient à un autre recueil des années de pèlerinage , que pensez-vous des "Années de pèlerinage" dans leur totalité, avez- vous eu l'occasion d'en jouer toutes les pièces en concert soit en intégrale ou de façon parsemée ? et qu'aimez vous particulièrement dans cette pièce ?
Je n'ai jamais joué les Années de pèlerinage en entier au concert. Je suis sensible à la beauté de ces pièces indépendamment les unes des autres et je ne suis pas persuadé qu'elles forment un tout dont il faille donner l'intégrale au concert. Liszt lui-même l'a-t-il fait ?
Ce que j'aime dans cette Vallée d'Obermann, comme d'ailleurs dans "Après une lecture de Dante" ou dans la seconde Ballade ou dans Funérailles, c'est le parcours dans lequel nous entraîne Liszt. Un parcours peuplé d'émotions, de sensations, un parcours où l'on sent la vie d'un homme. C'est l'essence même du romantisme : oser placer ses sentiments au centre de l'oeuvre, sans fausse pudeur. Liszt le fait avec cette maîtrise particulière du clavier dont il a expérimenté toutes les possibilités, décuplant ainsi l'expressivité des idées et des sentiments qu'il traduit dans sa musique.

Vous avez je crois un studio d'enregistrement, pourquoi ce disque a-t-il été enregistré à l'église Ste Marcel à Paris ?
J'ai la chance d'avoir à ma disposition un espace d'enregistrement dans le Berry, près de Nohant, que j'ai utilisé pour mes enregistrements sur les piano Pleyel 1836 et Erard 1844. En revanche, ce programme Liszt a été réalisé à Paris avec le nouveau (et magnifique) Bechstein de concert mis à ma disposition par le représentant de Bechstein à Paris que je remercie à nouveau ici : Pianos International. J'ai considéré que cet instrument se prêtait parfaitement au répertoire de ce CD. Sa sonorité ample, riche et colorée coïncide parfaitement avec le jeu orchestral réclamé par ces pièces. Bechstein a été l'un des instruments préférés de Liszt dans la deuxième partie de sa vie, et j'ai eu l'occasion d'essayer deux instruments de Bechstein qui lui ont appartenu : celui qui se trouve à Weimar dans la maison où il donnait ses masterclass, et celui qui est dans le dernier appartement où il a vécu à Budapest (désormais Musée Franz Liszt). L'actuelle production des Bechstein de concert a su préserver certaines des caractéristiques sonores des instruments du XIXè qui leur donne une couleur bien particulière.
Le Temple Saint-Marcel où nous avons réalisé cet enregistrement avec mon directeur artistique et ingénieur du son Joël Perrot est également celui où nous avons fait - de 2006 à 2009 - les enregistrements des 4 CD contenus dans le livre "Les étés de Frédéric Chopin à Nohant, 1839-1846", paru aux Editions du Patrimoine pour l'année 2010, bicentenaire de Chopin. L'acoustique de ce lieu se prête particulièrement bien à l'enregistrement de la musique pour piano.
Quels sont vos prochains concerts et éventuels autres projets ?
Franz Liszt va être au coeur de mon activité du mois à venir avec deux grands moments. Le premier - le week-end des 4/5/6 novembre - est lié à Franz Liszt et à George Cziffra pour lequel j'ai - comme de nombreuses personnes - une profonde admiration et estime, à la fois pour le pianiste sans égal, et pour l'homme, généreux.
Comme je vous l'indiquais plus haut La Fondation Cziffra organise "Senliszt" à l'auditorium Saint-Frambourg de Senlis, une manifestation pour fêter à la fois le bicentenaire de Liszt et le 90è anniversaire de la naissance de Georges Cziffra. Pour ma part, j'y jouerai à deux reprises, tout d'abord le vendredi 4 où nous raconterons en musique avec la comédienne Brigitte Fossey la vie de Liszt (deux séances destinées aux enfants) puis le soir où je retrouverai le pianiste Giovanni Bellucci pour une version à deux pianos de la Sonate de Liszt, transcrite par Saint-Saens. Une version méconnue mais passionnante, sur laquelle des danseurs de l'Opéra de Paris créeront une chorégraphie. Je retrouverai également le lendemain les pianistes Cyprien Katsaris, Jean-Philippe Collard, Philippe Giusiano et de nombreux lauréats de la Fondation Cziffra pour une soirée exceptionnelle autour de George Cziffra.
Le second sera à la Cité de la Musique et au CNSMDP, pour une semaine consacrée à Liszt. J'y présenterai le lundi 7 en compagnie de Jean-François Heisser une soirée consacrée à la reconstitution d'un des premiers programmes de récital donné par Liszt et en clôture le jeudi 10 une soirée autour de la Sonate de Liszt qui sera jouée en deux versions : la transcription (étonnante) pour 15 instruments à vent de Janos Komivès (donnée aussi à Senlis le vendredi 4 novembre au soir) et la version originale pour piano seul qui sera jouée sur un Erard 1860 par Guillaume Vincent.
Ensuite, je jouerai pour le Festival de Piano de Vilnius, le programme intitulé "Dédicace croisées" qui sera publié au printemps prochain et qui comprend : Ballade n°2 de Chopin et Kreisleriana de Schumann en première partie, Fantaisie de Schumann et Sonate en si mineur de Liszt en seconde partie.
Je signale également - car le fait est suffisamment rare - que je serai en concert Salle Gaveau le 15 février 2012 en compagnie de Brigitte Fossey pour une soirée musicale et littéraire intitulée "Chopin et Sand, vie et passion"

Pour écouter
Franz Liszt
Après Une Lecture de Dante
Yves Henry, piano
avec l'aimable autorisation
du label Soupir Editions
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