Chopin Mazurkas Iddo Bar-Shaï
Chopin
Mazurkas
Iddo Bar-Shaï
Après un disque de Sonates Haydn, le pianiste Iddo Bar-Shaï
consacre un nouvel enregistrement, toujours sous le label Mirare,
à Chopin, un compositeur qui le touche particulièrement
comme le montre ses réponses ci-dessous au sujet de ce
disque. Il a choisi ici un programme exclusif d'une sélection
de mazurkas interprétées dans un ordre quasi chronologique,
car il considère comme un journal de la vie du compositeur
ces pièces que Chopin écrivit tout au long de sa
carrière et qui sont le plus intimement reliées
à la Pologne et à son histoire. Certes les Polonaises
le sont aussi mais si ces dernières ont un caractère
vigoureux et héroïque, les mazurkas sont plus nuancées
et plus délicates.
Un caractère qui convient particulièrement bien
à Iddo Bar-Shaï qui en exprime avec talent la grande
poésie par son jeu sensible et d'une extrême délicatesse
sans pour autant manquer de vigueur quand nécessaire car
les mazurkas diffèrent les unes des autres et certaines
d'entre elles sont entrecoupées de cris et d'éclats
de nervosité... Iddo Bar-Shaï fascine avant tout par
son talent pianistique à faire passer l'émotion
de ses pièces par une sonorité où la douceur
ouatée règne en maîtresse et la passion qu'il
exprime lorsqu'il en parle montre aussi combien cet univers lui
sied à merveille, lisez plutôt cet entretien !
Quelle est la place qu'occupe Chopin dans
votre répertoire ? Qu'appréciez-vous particulièrement
dans son oeuvre ?
Chopin a une place très spéciale pour moi en tant
que pianiste : pas seulement parce qu'il s'est dédié
au piano comme compositeur et comme interprète, ce qui
nous vaut un des plus riches et beaux répertoires écrits
pour cet instrument, mais aussi à cause de son identification
si sincère, vraie et totale avec cet instrument qui était
pour lui l'expression d'un langage complet, un langage musical
qui exprime la langue de son âme en accomplissant tous les
idéaux musicaux qu'il découvrait ou auxquels il
aspirait et en en faisant la synthèse en un seul instrument.
Il réussit dans son écriture pour le piano de la
façon la plus belle et la plus claire à fondre les
émotions et la psychologie de son âme avec les idées
et les idéaux de son époque (le mouvement romantique
à son apogée) peut-être mieux qu'aucun autre
compositeur.
C'est peut-être la façon spéciale dont il
a été élevé et son éducation
musicale complète qui lui ont donné cette liberté
mentale, ou bien peut-être que le " secret " réside
dans des éléments de sa personnalité. Mais
le fait est qu'il a composé de façon idiomatique
et innovante pour cet instrument et tel était le langage
musical qu'il a créé, qu'il a fait du piano et des
oeuvres qu'il a écrites un étonnant miroir de son
âme. Les influences et les sujets se combinent en un mélange
si exceptionnel qu'il touche encore nos coeurs jusqu'à
aujourd'hui et continuera certainement de même dans longtemps
La sincérité de cette " confession " chopinienne
associée à sa pensée géniale font
le mélange unique qui est à mon humble avis un des
sommets de l'expression romantique " subjective ". Cette
profonde aspiration à atteindre une chose si sublime et
si au delà de nous, ce " bonheur " qui est si
fugitif, que ce soit dans l'espoir de quelque chose qui se réalisera
ou dans le souvenir évanescent d'un bonheur qui fut ou
dont on voudrait croire qu'il fut, qu'on essaie d'embrasser sans
jamais y parvenir suffisamment
N'est-ce pas l'essence de
la douleur romantique ? La distance entre l'aspiration à
toucher quelque chose d'intangible qui nous échappe toujours
Y a-t-il quelqu'un qui a exprimé cette idée
en musique mieux que Chopin ?
Vous identifiez-vous à Chopin notamment
en raison de vos origines ?
Inutile d'indiquer après cela que mon identification
avec Chopin et ses idées est complète - pas seulement
à cause de la grandeur de son oeuvre, à laquelle
je crois que personne ne peut être indifférent, mais
peut-être aussi parce que je m'identifie vraiment complètement
aux idées qu'il exprime, celles de l'époque romantique.
A la lumière de cela, je peux dire que j'apprécie
Chopin comme le compositeur qui a exprimé ces idées
de la façon la plus inspirante, et que je l'apprécie
aussi d'une manière personnelle qui vient du fond du coeur.
Cependant, depuis mon enfance, j'ai le souvenir très vif
de toutes les fois où j'ai commencé à travailler
une oeuvre de Chopin : j'avais le sentiment d'être "chez
moi", d'avoir atteint l'endroit où le piano et le
compositeur font un de la façon la plus plaisante (la douleur
chopinienne, cette douleur amère mais infiniment humaine
est aussi très réconfortante et c'est un des secrets
du charme de sa musique).
Ce sont peut-être aussi les échos lointains de
mes racines culturelles polonaises qui font surface d'une façon
inconsciente et plus personnelle qu'avec d'autres compositeurs
? (mes grands parents maternels étaient des Juifs polonais
qui ont émigré en Israël (la Palestine alors)
dans les années 30. Quoi qu'il en soit, il est clair que
les émotions traduites par cette musique expriment l'universalité
par delà les frontières, paradoxalement, puisque
cette musique est profondément influencée par le
courant d'idées des mouvements nationaux. Mais plus Chopin
joue sur le conflit thématique entre les motifs polonais,
idiomatiques et clairs, et les motifs français très
présents, plus il rend sa musique émouvante et capable
de toucher à quelque chose qui est bien au delà
des frontières et des sentiments nationaux. Il réussit
à toucher le cur et l'âme de tous les hommes,
peut-être à cause de l'aspiration de l'émigré
séparé de son pays natal qui crée ce conflit
intérieur, en la démantelant et en la recomposant
avec différents moyens musicaux.
C'est ce qui crée une identification émotionnelle
si immédiate et directe avec les gens du monde entier.
Ces moyens musicaux choisis par Chopin pour exprimer les conflits
internes sont si variés et sophistiqués qu'ils sont
absolument cohérents avec les pensées et les idées
de notre temps.
Dans mes discussions avec ma sur Nurit Bar-Shai qui est
une artiste nouveaux médias, chaque fois que nous pensons
à combiner son domaine et le mien, nous arrivons sur le
sujet de Chopin (oui, Chopin parmi tous les autres, lui qui n'est
pas perçu maintenant comme se tenant sur le front des idées
d'avant garde de notre temps, mais souvent au contraire comme
représentant la tendance opposée pour diverses raisons
qu'on ne peut discuter ici mais qui dérivent habituellement
de conceptions erronées à propos de ce compositeur
et d'interprétations qui ne lui font peut-être pas
justice). Je suis toujours étonné de voir combien
ces idées que Chopin a exprimées sont celles dont
traitent les jeunes artistes d'avant-garde.
Etes-vous allé en Pologne et dans
l'affirmatif qu'avez-vous ressenti à la visite de ce pays
et en quoi cela vous a-t-il été utile pour votre
interprétation ?
J'ai joué en Pologne dans le passé. Ce fut une
grande expérience émouvante pour diverses raisons.
D'abord, quand j'ai donné un récital il y a une
dizaine d'années à Zelazowa Wola, la maison où
est né Chopin, ce qui a pris une signification pour moi,
ce fut d'observer les paysages de Pologne, les gens, les maisons
et les arbres, comme ceux du beau parc Lazienki à Varsovie,
qui transmettent le sens des couleurs et de la lumière
qu'a connues Chopin, et la palette de sentiments qui leur correspondent.
Ce fut aussi une expérience personnelle très particulière
car nous avons recherché avec ma mère les anciennes
adresses de la famille. Evidemment, comme des quartiers de la
ville ont été détruits, nous n'avons pas
trouvé un seul bâtiment subsistant. Mais le voyage
sur les traces de mes racines et de la vie juive à Varsovie,
qui avait disparu et à la recherche de mes racines musicales
(en jouant dans la maison natale de Chopin) sont des moments très
forts gravés dans ma mémoire.
En quoi les mazurkas expriment-elles à
votre avis plus que toutes autres oeuvres de ce compositeur le
journal musical de la vie de Chopin ? Quelles périodes
y distinguez- vous ?
Les mazurkas de Chopin sont peut-être la fenêtre
la plus intime sur l'art et l'âme de ce grand compositeur.
Je les perçois comme un journal personnel qui intégrait
toutes ses contemplations, hésitations et aspirations avec
ses souvenirs et toute une variété d'influences
musicales qui existent dans son écriture et qu'il synthétise
dans son langage propre.
On peut y trouver presque tous les éléments qu'il
a utilisés dans son écriture. D'abord pour une raison
simple et évidente : parmi toutes les formes musicales
de son oeuvre, c'est celle à laquelle il est retourné
encore et encore depuis les premières mazurkas de jeunesse,
jusqu'à la dernière en fa mineur qu'il a écrite
juste avant de mourir, dernière oeuvre qu'il a écrite
sur son lit de mort et qu'il n'a même pas pu achever.
C'est aussi le choix d'une des danses populaires les plus typiques
et représentatives de la Pologne et de la Mazovie où
il passa son enfance. Ce que Chopin a fait d'une manière
exceptionnelle et admirable, c'est de prendre une danse folklorique
et de la transformer en quelque chose de très différent,
en poésie pianistique " avec le dernier degré
de douceur " comme l'a écrit Berlioz. Cela tout en
gardant la riche source typique de la danse, qui est en fait une
combinaison de trois différentes danses mazoviennes. Schumann
se réfère aussi à la dimension nationale
de ces oeuvres : " des canons cachés sous les fleurs
".
Quelle est la(les )mazurka(s) qui vous touche(nt) le plus ?
Les mazurkas qui me touchent le plus
il y en a tant. Je
les aime vraiment toutes. C'est une collection absolument extraordinaire.
Mais bien sûr il y en a quelques unes de plus remarquable.
Je pourrais citer la mazurka Op. 17 N°4 en la mineur comme
une des plus proches de mon cur et que je joue souvent en
concert. Elle contient tout ce qu'il y a de beau et de sublime
dans les mazurkas de Chopin. Le souvenir du passé en Pologne
(dans la partie intermédiaire en mode majeur, plus typique
de la Mazurka, plus vivante et optimiste, et de plus en plus animée
jusqu'à se briser en un grand cri de désespoir)
s'oppose au présent, français. On s'engloutit comme
dans une tendre passé de façon contemplative en
se demandant s'il s'agit d'une rêverie ou de la réalité
La dualité est toujours là
passé
écrit comme au présent, présent écrit
comme au passé ; et le même motif au début
et à la fin écrit en sixtes autour de l'accord de
fa majeur ne fait qu'augmenter cette contemplation irréelle
au delà du temps
Une autre mazurka est l'opus 63 N°3 en do dièse mineur,
la dernière publiée du vivant de Chopin. Elle exprime
une sorte de summum émotionnel dans tout le voyage de la
vie en une touchante confession ou comme écrit Cortot "
l'ombre du souvenir danse ici avec l'ombre du regret ". Et
bien sûr, celle qui me touche particulièrement est
la mazurka en fa mineur Op. 68 N°4 où on entend une
voix brisée
un homme absorbé dans ses souvenirs
essaie de s'y accrocher mais ils s'effacent. C'est à fendre
l'âme.
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