Thierry Mechler est un musicien
qui cumule les talents de compositeur, improvisateur, pianiste et organiste
et il n'est donc pas surprenant que les oeuvres de Bach constituent
pour lui la pierre angulaire de son répertoire et son bréviaire
quotidien, "absolument nécessaire à sa vie"
ainsi l'indique-t-il à l'occasion d'un entretien à lire
ci-dessous. De même il confie que l'improvisation est pour lui
"une nécessité d'expression" et c'est
un exercice qu'il pratique depuis son enfance... Sa discographie comporte
cinq disques dont quatre consacrés à Bach et pour ceux-ci
trois au piano, dont ce disque qui réunit quatre Toccatas de
Bach, encadrées par cinq improvisations originales parfois très
distinctes de la musique de Bach (quatre courtes improvisations d'environ
deux minutes chacune) mais aussi une Toccata improvisée (en trois
mouvements) .
On ne sait pas précisément pour quel instrument Bach
composa ses Toccatas, ni rien de précis sur les circonstances
de leur composition , puisque celles-ci n'ont pas été
éditées du vivant de Bach, par contre les musicologues
s'accordent à dire qu'elles datent des années de formation
de Bach , de l'époque de Weimar (Bach, jeune organiste, n'avait
alors qu'une vingtaine d'années et était au service du
prince de Saxe-Weimar), certaines furent sans doute reprises plus tard.
Précisément alors qu'il était à Weimar Bach
copie et étudie les oeuvres de maîtres italiens, français
et allemands : " Il apprend chez tous, s'approprie leur manière,
les reprend, les expérimente. Sans finalité immédiate
semble-t-il, sans utilité, les toccatas peuvent être considérées
comme un banc d'essais, un champ d'expérimentations intimes ,
encore secrètes. Il y incorpore des airs de danse de cour [...]."
indique
l'auteur du livret Jean-Paul Sorg, précisant au sujet de ses
Toccatas, pièces en forme libre : " Il est intéressant
en l'occurrence d'appuyer à fond sur l'origine étymologique(italienne)
du mot toccare, qui signifie "toucher". Donc pièce
destinée à être "touchée" au clavier
( clavecin,orgue ou piano) , mais on l'entendra aussi au sens d'"essayer"
, comme quand on dit toucher à quelque chose d'inconnu, comme
font les "touche-à-tout " ! On essaye pour voir ou
pour ...entendre. Pour savoir comment çà fait ou comment
çà sonne. On expérimente. On improvise"...
Des pièces qui sont aussi un parfait terrain d'expérimentation
pour l'organiste / pianiste Thierry Mechler qui n' a donc pas choisi
de les enregistrer sur orgue mais en expérimente les multiples
couleurs sur un grand piano de Concert d'August Förster 275 ce
qui lui permet de laisser son inspiration voguer bien au delà,
dans les profondeurs de son subconscient et à l'intérieur
même de son piano préparé, pour offrir d'autres
couleurs et exalter la portée "métaphysique "
de la musique de Bach qui le touche particulièrement ainsi l'évoque-t-il
volontiers en introduction à ses concerts. Un prochain concert
où vous pourrez le découvrir aura d'ailleurs lieu le vendredi
10 mai 2013 au Festival Bach du Schauenberg avec un récital
de Piano "Bach à l'Impressionnisme", mais auparavant
et si vous ne pouvez vous y rendre découvrez le dans un extrait
plus bas dans cette page.
Que
représente Bach pour vous ?
L'alpha et l'Oméga de toutes les musiques, La pierre angulaire
de mon répertoire et mon bréviaire quotidien. Il est absolument
nécessaire à ma vie.
L'auteur du livret indique notamment que
vous évoquez souvent en début de vos concerts la portée
métaphysique de sa musique pouvez -vous en dire plus à
ce sujet... ?
Le message de Bach est universel. Il s'adresse à la meilleure
part de nous même. Sans clivage, sans distinction de religion,
il élève l'âme de chaque personne, qui se donne
la peine de le jouer ou de l'écouter. Sa musique a au sens le
plus profond des vertus thérapeutiques comme le Chant grégorien,
c'est de la spiritualité sincère sans hypocrisie.
Les Toccatas de Bach ne sont pas datées
mais l'auteur du livret indique que celles-ci remontent à
l'époque «weimar » du compositeur , qu'est
ce qui permet de le dire dans la musique elle-même puisque ce
sont des oeuvres non circonstancielles comme il l'indique également
?
Les Toccatas sont des oeuvres de jeunesse. Influencées
par l'art de Dietrich Buxtehude. Elles sont le parfait modèle
de l'improvisation en style phantasticus, pratiqué dans l'Allemagne
du nord et inspiré de l'école italienne. On y sent une
liberté de conception et d'écriture absolument éblouissante.
Ce sont des oeuvres expérimentales proprement révolutionnaires,
qui gardent leur fraîcheur initiale. Elles offrent également
beaucoup de possibilités d'interprétation. C'est de
la musique ruisselante de rythme et d'énergie vitale.
Quelles vous semblent les difficultés
spécifiques à interpréter les Toccatas sur piano
/ interprétation sur orgue et préférez-vous jouez
les toccatas sur orgue ou sur piano , quoique vous ayez choisi ici de
les enregistrer sur piano, et avez-vous également envie de les
enregistrer sur orgue ?
Je préfère les jouer au piano, car les possibilités
de toucher et de couleurs sont infiniment plus subtiles, qu'à
l'orgue, que les collègues organistes me pardonnent cette phrase.
La difficulté principale est de leurs donner la liberté
de l'improvisation et parallèlement l'équilibre d'une
oeuvre écrite. Les transitions entre les différentes parties
doivent redonner de l'homogénéité aux contrastes
des différentes sections.
On ne sait pas pour quel instrument Bach composa
les Toccatas et certains musiciens les jouent aussi sur clavecin, avez-vous
un avis personnel sur cette question ?
Bach adorait le clavicorde pour sa finesse et possibilités
d'expression. La maîtrise de cet instrument délicat permet
une belle technique de claveciniste bien utile à l'orgue. À
l'époque de Bach on pratiquait le clavecin et l'orgue sans spécialisation
réductrice comme c'est le cas de nos jours. J'imagine très
bien Bach improviser une toccata à l'orgue ou au clavecin dans
ce style. La pratique du piano ancien est excellente pour goûter
pleinement la polyphonie de Bach. Je préconise les cordes parallèles,
je pense notamment à Pleyel, Erard. La perception auditive est
plus claire car les voix se mélangent moins qu'avec les cordes
croisées. Le toucher du piano ancien est plus léger. Il
permet une belle articulation et une finesse d'ornementations. La limpidité,
la fragilité du son, l'imperfection des étouffoirs sont
également très créatives pour le pianiste.
Sur quels critères précis avez-vous
sélectionnées ces autres Toccatas parmi les sept qui existent
?
Les quatre Toccatas choisies me semblaient le mieux illustrer le caractère
improvisé de cette forme musicale. Les fugues sont bondissantes
et dansantes à souhaits.
Pourquoi avez-vous choisi de réaliser
quatre improvisations d'un seul mouvement pour les "encadrer",
et une Toccata improvisée plutôt par exemple de les jouer
toutes ou de composer plusieurs « toccatas » entièrement
d'essence moderne à l'image de ce qu'on pu faire
depuis Schumann, Ravel, Debussy... quoique elles aussi sont très
différentes.
L'improvisation est pour moi, l'occasion d'être moi-même
et de laisser parler la voix intérieure, que j'appellerai l"
inconscient, le subconscient ou l'instinct musical. C'est de la musique
spontanée non spéculative, on se laisse aller à
esquisser le moment présent, l'émotion de l'instant, devenant
des notes de Musique. Le musicien entend des sons mystérieux
dans sa tête et l'improvisation est une lucarne, qui s' ouvre
sur ce monde intérieur. Je préfère ne pas trop
décortiquer le processus de création, je laisse comme
le disait si bien Samson François mes doigts me raconter une
histoire...
Quand avez-vous réalisé ses improvisations
pour la première fois et sont-elles en fait aujourd'hui
plus des compositions, car la distinction n'est pas toujours évidente...
notamment qu'en est-il plus précisément de votre
« toccata » dont les deux derniers mouvements restent totalement
dans la lignée de celles de Bach contrairement au premier mouvement
?
J'ai toujours improvisé, déjà enfant, l'improvisation
est une nécessité d'expression, qui se concrétise
par le plaisir d'élaborer spontanément de la musique.
On peut le comparer à l'art de la rhétorique. Le tout
étant basé sur les acquis et le répertoire musical,
qui est la base indispensable à toute création improvisée.
Dans un premier temps, il faut comprendre le langage des compositeurs,
pour improviser dans leurs styles, ensuite il faut se libérer
pour trouver son propre langage et style. Le peintre apprend d'abord
à copier les grands maîtres, puis directement la nature
et ensuite il élaborera ses propres règles et critères,
il en va de même en improvisation.
Bach, Mozart, Beethoven, Schumann, Chopin, Liszt, Debussy, Messiaen
et bien d'autres compositeurs étaient des improvisateurs fabuleux
au piano. De nos jours cette tradition se réduit souvent au jazz
et à l'orgue. Il est grand temps que les pianistes se remettent
à improviser.
L'auteur du livret ne présente pas précisément
chacune de vos autres improvisations mais il semble à les écouter
que, celles-ci se sont pour vous aussi des terrains d'expérimentations
et plus particulièrement expérimentation du rythme mais
aussi du « toucher « ou du son , qu'en est-il exactement
et qu'est-ce qui vous a inspiré pour chacune d'elle ? en avez-vous
réalisé aussi sur orgue et dans l'affirmatif le résultat
est-il différent ?
Les improvisations sont des expériences sonores exprimant néanmoins
le monde intérieur du musicien.
On improvise différemment à l'orgue qu'au piano. L'imagerie
sonore correspond bien aux différents timbres des registres et
tuyaux de l'orgue. Le contrepoint et une rythmique percussive dans l'esprit
de Stravinsky conviennent bien à l'orgue. Au piano, le travail
sur les résonances harmoniques, l'utilisation complexes des pédales
et certains effets de cordes frottées, de piano préparé
offrent un champ intéressant de couleurs sonores.
Qui a réalisé l'illustration
de votre disque et pouvez-vous expliquer votre choix de celle-ci ?
C'est l'éditeur, qui a choisi ce motif, symbolisant la spiritualité
voir la métaphysique ou transcendance de Bach et la philosophie
de Leibniz, qui est mise en parallèle dans les commentaires de
la pochette. C'est une artiste allemande Beate Axmann qui a réalisé
ce motif.
Avez-vous joué ce programme en public
et le jouerez-vous encore bientôt ?
J'ai déjà donné ce programme en public, actuellement
j'aime me consacrer à un programme par saison, comme le fait
Grigory Sokolov, que j'admire pour sa force d'expression, qui est seulement
possible grâce à une profonde ascèse et une très
longue maturation des oeuvres. C'est pourquoi je donne peu de concerts.
Dans quelle circonstance votre disque a-t-il
été enregistré et pourquoi avez-vous choisi de
les jouer sur un piano August Förster Super Mondial 275 ?
Le disque a été enregistré sur un grand piano
de Concert d'August Förster. Ce piano était magnifiquement
bien préparé par un de leurs techniciens et offrait une
belle palette sonore avec une mécanique précise et réactive
convenant bien à Bach. Le Label Organum se caractérise
par des prises de sons de très haute qualité et par le
choix de programmes souvent inédits voir dérangeants.
Il me semble très important de jouer des instruments inspirants
convenants parfaitement aux compositeurs. Debussy sur un Bechstein ou
Blüthner par exemple. Actuellement, je prépare un programme
viennois Mozart, Beethoven, Schubert sur un Bösendorfer Impérial
restauré de main de maître par un jeune et talentueux Facteur
de pianos Benjamin Renoux établi en Alsace.
Pour écouter
Johann Sebastian Bach
Toccata en mi mineur BWV 914
Thierry Mechler , piano
avec l'aimable autorisation
du label Organum classics
cliquez sur le triangle du lecteur
ci-dessous