Philippe Le Baraillec Trio Invisible wound
Invisible
Wound
Philippe Le Baraillec, piano
Mauro Gargano, contrebasse
Ichiro Onoe, batterie
Telle une "Invisible wound"(blessure invisible), la
musique intérieure et émouvante du nouveau disque
du pianiste Philippe Le Baraillec qui sort plus de douze ans après
son précédent disque "Echoes from my room"
dévoile la sensibilité d'un pianiste d'essence poétique
et aux mélodies prenantes. Les deux musiciens qui l'accompagnent
en belle symbiose avec cette fragilité le soutiennent avec
délicatesse et contribuent avec talent à la beauté
de cette musique. Celui-ci a bien voulu répondre à
quelques questions pour présenter son parcours et sa musique.
Quelle est votre formation jazz ?
J'ai eu la chance incroyable d'avoir deux magnifiques professeurs
: Samy Abenaïm et Bernard Maury, qui nous ont malheureusement
quittés. J'ai découvert avec le premier une partie
du répertoire classique. C'est lui qui m'a donné
l'amour du son. Il a décliné tout au long de mes
études tous les attributs du maître de musique :
insondable, patient, déterminé, et tellement engagé
dans sa "mission". J'emploie le terme de mission sciemment
car c'en était vraiment une que de me "garder"
sur la "voie" du piano classique alors que je ne voulais
jouer que du jazz. Il m'a fait comprendre qu'il n'y avait ni classique,
ni jazz mais que : la Musique. Celle-ci, pour lui, naissait d'une
attitude fondée sur l'engagement et l'humilité.
Cette formation dite classique (et donc avec un support écrit)
permet de mettre en place progressivement un état d'auditeur-acteur.
Je m'explique : contrairement au "simple auditeur",
le musicien est aussi acteur, et c'est là que ça
se complique ! Etre capable de s'écouter pendant qu'on
joue, ça paraît évident mais lorsqu'on est
sollicité par un trait à la main gauche, le cinquième
doigt de la main droite sur la deuxième double croche...
on a vite fait de se prendre les pieds dans le tapis en "oubliant"
d'écouter. Samy Abenaïm m'a fait comprendre que si
l'écoute était précise et claire, elle donnerait
le geste. Etre capable de s'écouter, en jouant, c'est être
capable d'écouter au sens large et donc d'écouter
l'autre. Pour jouer en trio, il faut être capable de réagir
et cette musique (le jazz) est fondée sur cette réactivité.
L'écoute du piano dans la batterie, de la basse dans le
pianoetc..... devient désormais possible puis, naturelle.
Si Samy Abenaïm m'a donné l'amour du son, Bernard
Maury m'a appris à les "organiser". Je suis allé
le voir parce qu'il était le musicien et le pédagogue
incontournable pour tous les pianistes de jazz. D'ailleurs, nombreux
sont ceux qui sont allés le voir (de Jean-Michel Pilc à
Jacky Terrasson en passant par Michel Petrucciani etc....). Au
fil des années, il est devenu pour moi bien plus qu'un
professeur : c'était mon ami. Et aujourd'hui ma présence
à la Bill Evans Piano Academy (qu'il a fondé avec
Samy Abenaïm) n'a pour but que de continuer à "ventiler",
à notre façon ( la mienne et celle des autres professeurs),
cette passion qu'on avait en commun. Ils me manquent aujourd'hui
terriblement tous les deux.
Quels sont vos musiciens de référence
et quelle est votre source d' inspiration ?
J'aime Ben Riley (batteur entre autre de Thelonius Monk). Quand
je l'écoute, j'ai envie de danser comme Monk qui est pour
moi le sel de la terre. Parce qu'il y a tout : la naïveté
et la précision, la fragilité de l'émotion
dans la solidité du "time", c'est "le ver
de terre amoureux d'une étoile". Ca a l'air toujours
un peu gauche, maladroit techniquement mais ne vous y trompez
pas. J'ai entendu de très grands pianistes critiquer Monk
en lui reprochant son manque de technique. Françoise Gillot
(que j'ai "croisé" pour avoir fait la musique
d'un documentaire sur sa peinture) m'a dit qu'un jour quelqu'un
avait reproché à Picasso de peindre comme un enfant.
Ce à quoi il avait répondu : "quand j'avais
12 ans, je peignais comme Velasquez, il m'a fallu toute une vie
pour peindre comme un enfant. " Tous ceux qui ont essayé
d'approcher le style de Monk le savent : derrière cette
apparente maladresse se cache une technique incroyable. J'entends
par technique : avoir les doigts de son chant intérieur.
Et ça, Monk l'avait comme personne. Ses compositions, apparemment
très simples (par exemple, Off minor) étaient à
l'époque de Charlie Christian, de Bird et des virtuoses
que cette époque a engendré, un moyen de sélectionner
sur scène les meilleurs musiciens pour passer aux choses
"sérieuses". Je n'ai pas à réhabiliter
Monk, il n'a pas besoin de moi mais j'entends trop souvent ces
mêmes clichés le concernant...
J'aime Stan Getz, "comme tout le monde" j'ai envie de
dire ! J'ai du mal à le dissocier des moments de ma
vie où je l'ai écouté : je ne sais donc plus
si c'est Stan Getz que j'aime ou le souvenir de ces moments passés
!Ce que j'aime aujourd'hui et que j'écoute beaucoup, c'est
Herbie Hancock, pour la fluidité incroyable de son inspiration.
Comme Picasso, il ne cherche pas, il trouve. Et en plus, il trouve
en nous prenant par la main. J'écoute tous les MiIles Davis
at the pluggle nickel en boucle. Ce qui était valable pour
Herbie Hancok, dans le cas de Miles, c'est tout le quintet. C'est
un idéal de musique et bien au-delà : tous différents,
tous s'exprimant sincèrement, pleinement et en même
temps pour nous offrir ce qu'ils ont de plus "haut"
dans leur esprit.
Tous ces artistes et tant d'autres comme Gould et son insondable
engagement, comme Arturo Benedetti Michelangeli et son toucher,
son sens de l'espace et du rythme, comme Sviatoslav Richter et
sa puissance évocatrice, m'inspirent. Maintenant, ce qui
se passe pratiquement quand je joue, c'est tellement privé,
je peux juste dire que je "parle" en jouant, pour réparer
les irréparables.
Comment
définiriez-vous votre musique ?
Il y a un côté prétentieux et tarte à
la crème de dire que ma musique est difficilement définissable.
Et pourtant, j'ai du mal à la définir ! Peut-être
parce que tout ne s'explique pas et c'est bien ça la magie
de la musique... Les éléments qui la composent sont
multiples et aléatoires. Tout y est différent :
à l'image des centaines de versions d'un même standart.
L'important n'est pas tant ce qu'on joue mais comment on le joue.
Et j'aime la différence. Ce qui me donne envie de jouer
et de retourner au piano à chaque fois, c'est bien que
je ne sais jamais ce qui m'y attends et ce que je vais y trouver.
Comme vous pouvez le constater, j'ai beaucoup de difficulté
à définir ma musique et c'est pour ça que
je continue : dans défini, il y a fini. L'essence même
du jazz est de se nourrir sans arrêt de toutes les musiques,
d'en repousser les frontières et ainsi de se redéfinir
sans cesse.
Dune manière générale
comment travaillez-vous ?
J e travaille en jouant...Ca implique de repenser l'idée
qu'on a du travail et du jeu pour les redéfinir ensuite.
Le verbe jouer n'est pas un hasard. Le peintre peint, le sculpteur
sculpte mais le musicien, lui, joue ! Il joue comme un enfant
peut jouer : déterminé, et tellement impliqué
dans la recherche de solutions, explorant le monde et donc, lui-même.
Souvent, mes élèves évoquent les difficultés
qu'ils ont à se concentrer et s'imposent la concentration
comme un devoir. Le résultat est qu'ils se concentrent
sur le fait de se concentrer alors qu'il suffit juste d'écouter.
De l'écoute naît la concentration. On peut bien sûr
déplacer ce principe ensuite sur le fait d'écouter
(de la poule qui fait l'oeuf qui fait la poule...) et c'est pour
ça que la route est longue mais tellement riche : il n'y
a pas de destination, juste un itinéraire qui mène
(au risque d'être pompeux) à soi...
En ce qui me concerne, le centre de la technique est de faire
de cet état d'auditeur-acteur, travailleur-joueur "le
camp de base" d'où on peut partir à l'aventure
pour créer du hasard et donc de la vie. Tout cela nécessite
du temps et de l'engagement. Mais encore une fois, à ceux
que le travail effraye parce que long et laborieux, je peux dire
que ce qui est long, c'est prendre la décision de s'engager...
Votre précédent enregistrement
date de plus de 12 ans , pourquoi avez-vous attendu ce temps ?
Je digère lentement. Et même si c'est moi qui
propose, on sait que c'est la vie qui dispose.
Comment avez-vous choisi les musiciens de
votre trio ?
C'est mon ami Bruno Angelini, (qui d'ailleurs vient de sortir
un disque magnifique en trio), qui m'a suggéré de
rencontrer Mauro Gargano et Ichiro Onoe. J'apprécie chez
eux l'engagement dans le plaisir de l'instant. La première
fois qu'on a joué ensemble, j'ai su que j'avais trouvé
ma jambe gauche et ma jambe droite ! L'enregistrement aux Studios
La Buissonne n'a fait que confirmé ce sentiment. La session
s'est déroulé dans un calme, une sérénité
et une bonne humeur déconcertante. Pour preuve, on a enregistré
7 des 10 morceaux en 1 take et le premier jour, il y en avait
6 dans la boîte !
Ichiro est incroyable, plus j'écoute ce que l'on a fait,
plus il m'impressionne : le son, l'espace, le groove, il est inventif,
réactif et original. Mauro est tout aussi incroyable :
il me propose sans cesse, ne m'impose jamais rien et stimule mon
imagination. Il groove, il joue juste et c'est un "choruseur".
On est tous les trois imbibé par des références,
des cultures très diverses (Mauro est italien,Ichiro japonais)
et animé tous les trois par une volonté commune
de proposer une musique sincère.
Sur votre disque vous avez mentionné
: « Jaime tant la musique et ce que lon peut
y mettre pour vous loffrir » , pour vous le partage
cest important ? Combien de concerts donnez vous par an
et où ?
Offrir, ce n'est pas partager, c'est donner d'abord et avant
tout. Je ne fais pas autant de concerts que je le souhaiterais
car je n'ai pas d'agent et je ne sais pas aller voir un programmateur
de festival pour lui demander de me faire jouer... Le "Choc"
de Jazzman de ce mois et le "Jazz d'émoi" de
Jazz Magazine du mois dernier vont peut-être me faciliter
la tâche ; je l'espère, car j'ai vraiment envie de
jouer cette musique en live.
Vous êtes également professeur
à la Bill Evans academy , quelle est votre façon
dappréhender lenseignement et en quoi cette
activité vous donne-t-elle satisfaction ?
L'enseignement est indissociable du musicien que je suis. L'art
est pédagogique. Il éduque les sens, les affine
et nous élève. J'aime transmettre, partager ma passion.
Je m'applique à trouver le contact avec l'élève,
pour partir de lui, de son histoire avec la musique. Quand un
élève me demande : "apprends-moi", ce
"geste" est précieux, il vient de loin et je
ne l'oublie jamais.
Ce que je mets en place pratiquement serait trop long à
décrire. Je peux juste dire que je pars du rythme, puis
du chant pour enfin jouer ce que l'on chante et pas l'inverse.
Eclaircir l'oreille pour trouver le geste. Amener mes élèves
à cet état d'auditeur-acteur est le "but"
de mon enseignement.
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© pianobleu.com - ISSN 2264-2056 ----
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