Franz Liszt Jean Yves Clément

Jean-Yves Clément
Franz Liszt

Après avoir découvert les talents de biographe et de poète de l'écrivain, éditeur et directeur artistique Jean-Yves Clément l'année dernière dans deux livres parus à l'occasion du bicentenaire Chopin, ce nouveau livre qui paraît à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Franz Liszt permet de découvrir sous un autre angle l'essayiste Jean-Yves Clément qui est aussi créateur des Lisztomanias de Châteauroux et qui a été nommé Commissaire général de l'année Liszt en France. C'est en effet cette fois sous la forme d'un essai à caractère philosophique et musical qu'il défend avec ardeur et force de conviction Franz Liszt le musicien mal-aimé en mettant en lumière les valeurs humaines du compositeur à travers le parcours chronologique de ses compositions.  
C'est aussi à un voyage à nombreuses étapes thématiques et musicales que Jean-Yves Clément invite le lecteur et si le livre, comme à l'habitude chez l'éditeur Actes Sud , n'est relativement pas très épais (160 pages et une annexe donnant des repères biographiques et discographiques), en regard de la vie du compositeur, il n'en est pas moins riche et en fait très long à lire car Jean-Yves Clément d'une part partage admirablement son amour pour la musique de Liszt et donne très souvent envie d'en arrêter la lecture pour aller écouter les nombreuses oeuvres qu'ils mentionnent, et d'autre part, en nous renvoyant la pensée de Liszt et sa double quête, il nous invite à réfléchir sur et au delà du compositeur lui-même.
Jean-Yves Clément a bien voulu répondre à de nouvelles questions à l'occasion de la publication de ce livre sous-titré "Franz Liszt ou la dispersion magnifique " mais avant celles-ci cet extrait final de son "Preludio" vous permettra de mieux en mesurer le propos : " "Il était une fois dans l'histoire de l'art un homme qui prit pour lui la musique, en fît l'ode des odes, l'épopée absolue, la sienne, qu'il confondit avec toutes les autres, dont il fît un tout , c'est à dire un don suprême , une mission, un acte d'amour, donc un idéal, certes une vision, celle de la grandeur de l'homme - y en-a-t-il une autre vraiment ?-, un homme qui voyait dans l'art la transmission possible du coeur, qui en fit son credo, le sens entier de sa vie, par delà toute chose, par-delà sa propre vie. Tentons de le servir aussi bien qu'il servit le monde. "La musique est dans tout. Un hymne sort du monde" a pu déclarer Victor Hugo , que Liszt mit en musique de façon choisie. Cette pensée totale pourrait être de lui. Il était mille fois Franz Liszt"...
Lorsque je vous avais interrogé sur vos deux livres Chopin l'an passé je vous avais demandé quelle place précisément occupe ce compositeur dans votre vie, en lisant votre livre on a le sentiment que Liszt est votre «héros», êtes-vous même "listomaniaque"et comment cela se traduit-il dans votre vie , dans et au delà même de sa musique…?
Liszt porte des valeurs de générosité et de charité qui résonnent à l'intérieur de sa musique, mais qui bien sûr la dépassent aussi. Il est une sorte d'exemple comme il en est fort peu, dans les arts comme ailleurs. En ce sens, il peut guider ma vie. J'ai appris avec lui qu'il nous fallait "servir", rendre le don qui nous est fait... Nous sommes loin finalement de toute hystérie "lisztomaniaque", qui est une maladie que lui-même aurait reniée ! D'aillleurs, l'invention du récital participe de ce désir de donner, de faire rayonner la musique de autres, pour la première fois ainsi. Décidément, que de malentendus !
Vous avez été nommé Commissaire général de l’année Liszt en France en 2011 à l’occasion du bicentenaire de naissance du compositeur, concrètement quel est votre rôle ?
D'une part fédérer, recenser et éventuellement labéliser les événements, disques et livres qui pourraient voir le jour au cours de cette "année Liszt" (un site est ouvert - anneeliszt.com), d'autre part créer des événements indépendants, comme la Journée nationale "Play Liszt" du 9 mai, Journée de l'Europe : il s'agit d'ouvrir les conservatoires et les cafés au "piano roi" , de décloisonner ; événement doublé d'un "happening" musical dans l'hémicycle du Parlement de Strasbourg... Un grand "pyroconcert" autour de "Liszt hongrois !" sera également créé Parc André Citroen par Jean-Eric Ougier, le 30 juin, avec François-René Duchâble et un grand comédien ; enfin l'oratorio "Christus"sera donné le 22 octobre, jour de naissance de Liszt, dans la Cathédrale St Louis des Invalides, en partenariat avec les Lisztomanias de Châteauroux que je dirige. Symboles de naissance et de renaissance mêlés...
Si parfois la France et la Pologne se dispute la nationalité de Chopin , pour vous Liszt est avant tout un bohémien jusqu’au bout des doigts, un Européen , et d’ailleurs Liszt résida en France de l’âge 12 à 25 ans et revint souvent à Paris, est-ce pour cela qu’il vous semble important de célébrer son bicentenaire en France plus que par exemple ne l’a été celui de Schumann l’an passé ?
Liszt confessait "une passion chauvine" pour la France et Paris, qui fut son "port d'attache" pendant près de 50 années... Paris, alors capitale de l'Europe romantique, ville de Chopin, Musset, Sand, Hugo, Delacroix, Lamartine, Balzac et tant d'autres... que Liszt connut. Il était donc légitime de célébrer ce bicentenaire en France. Rien à voir avec Schumann, immense génie, certes, mais totalement replié sur son Allemagne...
Outre le Festival de Nohant vous avez également créé il y a dix ans un festival à Châteauroux :«Listomanias» pouvez-vous en parler et déjà annoncer ce que vous avez prévu en cette année de célébration ?
J'ai relevé en 2002 le gant de Liszt qui écrivait à George Sand en 1844 (Liszt est venu deux fois à Nohant) qu'il souhaitait créer un festival à Châteauroux... Ces Lisztomanias sont entièrement dédiées à Liszt, dans leur fond comme dans leur forme, très éclatée. Elles auront 10 ans le jour exact de la naissance de Liszt, le 22 octobre, d'où ce "Christus" décentralisé donné à Paris en co-production avec l'Année Liszt... Suivront beaucoup de concerts, dont le méconnu Requiem de Liszt, l'intégrale des Rhapsodies hongroises par Giovanni Bellucci, l'Intégrale des Etudes transcendantes et Paganini par Maurizio Baglini, et beaucoup d'autres choses dont les venues d'Antoine Hervé, Pascal Amoyel, le quatuor Elysée, Bertrand Chamayou, des pianistes hongrois tels Adrienne Krausz et Gergely Boganyi. etc. Et une exposition, des conférences, une académie dirigée par Giovanni Bellucci, des concerts dans les cafés...
Le dernier événement phare de l’Année Liszt à Paris qui servira également de lancement aux 10e Lisztomanias de Châteauroux le 22 octobre, jour anniversaire du compositeur, et qui se déroulera à la Cathédrale St Louis des Invalides sera une coproduction franco-hongroise initiée par le Commissariat Liszt et les Lisztomanias qui mettra à l’honneur le chef-d'œuvre religieux de Liszt – et l’une des plus grandes pages de sa production : son oratorio Christus, Une œuvre dont dans votre livre vous dites « …il est temps de faire valoir cette œuvre exceptionnelle et de dire au monde musical et autre, comme on porterait à son tour la bonne parole, à la suite de cet exemple admirable que l’homme de « Rêve d’amour »a mis en musique le rêve d’amour du plus humain d’entre les hommes[…]Depuis Bach un plus bel et rayonnant hymne musical à l’amour que cela ?"…est-ce donc votre œuvre préférée de ce compositeur ou y –a-t-il des oeuvres pianistiques que vous mettez au même rang ?
Je mets la Sonate en si mineur au même rang, par sa perfection extraordinaire, formelle et expressive, et sa dimension spirituelle si haute - même si elle ne se manifeste pas de façon explicite comme dans le Christus ! Il est d'autres pages aussi achevées et sublimes, tels les Jeux d'eau à la Villa d'Este. J'aime particulièrement aussi Saint François d'Assise prêchant aux oiseaux - finalement, toujours des pages mystiques...
Vous avez choisi de parler de Liszt en conjuguant sa biographie et sa musique, n’est-ce finalement pas plus difficile que d’écrire une "simple" biographie sachant qu’il a composé plus de 1400 opus et que lui-même corrigea nombreuses biographies sur lui écrites de son vivant ? Comment avez-vous travaillé pour réalisé ce livre ?
C'est non seulement beaucoup plus difficile, mais c'est surtout tout autre chose ! Il s'agit d'un essai biographique où Liszt devient aussi le prétexte à un exercice de style... lisztien ! aventureux et construit à la fois. Une quête d'écriture, en quelque sorte. On n'écrit pas impunément sur un tel "phénomène" sans se mettre soi-même en cause ! Car Liszt est davantage qu'un génie de la musique... un penseur humaniste incomparable qui nous convoque à chaque note, et même à chaque mot ! J'ai travaillé en m'immergeant totalement dans son œuvre et sa pensée, c'est tout. Et un jour, cela a été mûr.
Alors que Chopin se caractérise par « deux âmes » , Liszt est un homme multiple : Hongrois-autrichien-allemand-français-italien, Compositeur-inovateur-improvisateur-transcripteur, ayant eu nombreuses femmes dans sa vie, professeur-écrivain-organisateurs de festivals, pianiste virtuose, poète et mystique, mais finalement n’en est-il pas moins fragile que Chopin parce ce que toutes ces facettes correspondent, comme vous l’expliquez, en fait à une seule ligne dans sa vie ?
Il est moins fragile parce qu'il vit intensément toutes ces facettes ! Celle de pianiste-roi d'abord (inventant la forme du récital permettant de "ventiler" la musique des autres), mais qu'il abandonne en 1847 au profit de la seule composition, bientôt étendue à d'autres champs que le piano, orchestre, musique religieuse , lieder, etc. Il y a le chef d'orchestre à l'attitude moderne, l'enseignant aussi, et les "master classes" qu'il invente, réunissant maître et élèves dans un esprit de communion nouveau. Il les dispensera gracieusement... Il y a le voyageur infatigable : près de 1000 concerts dans plus de 300 villes en 10 ans... Et il y a l'écrivain (livres sur Chopin, la musique des musiciens de bohème, entre autres), le penseur et le critique pertinent. Il y a surtout l'humaniste au sens large, multipliant les actions et concerts de bienfaisance. Et j'oublie certainement d'autres facettes...
Votre livre est parfois plus longuement titré "Franz Liszt ou la dispersion magnifique" mais ce titre n’apparaît pas sur la couverture elle-même qu’en est-il exactement ?
Ce sous-titre apparaît à l'intérieur du livre comme une proposition - c'est pour cela qu'il ne figure pas sur la couverture. La dispersion est un terme physique et poétique à la fois. On parle de la dispersion chromatique de l'arc-en-ciel, ce qui convient bien à Liszt...
Liszt n’est-il pas plus proche de Bach que Chopin car pour vous Liszt est «un exemple» et il «permet de nous donner accès à une conscience élargie de l’existence telle qu’elle doit être : créatrice, audacieuse et généreuse autant que possible malgré les épreuves »…et vous voulez faire entendre l’œuvre de Liszt comme une philosophie . L’œuvre de Bach, et aussi peut-être celle de Beethoven, ne conduisent-elle pas à votre avis vers une philosophie assez similaire, en quoi Liszt se distingue-t-il ? Pensez-vous que si Chopin avait vécu plus longtemps sa philosophie aurait pu rejoindre les leurs ?
Non, Chopin est un pur artiste replié sur lui-même, son message est toute musique, il n'y a pas d'"arrières-pensées" comme chez les musiciens que vous évoquez. Oui, Bach et Beethoven - que Liszt vénérait - sont les deux grands humanistes qui précèdent Liszt. Mais chez Liszt, le message est plus explicite encore, plus "moderne", et il passe par des actes concrets... et moderne. Un vrai humanitaire avant l'heure ! - d'ailleurs le mot est en toutes lettres chez lui...
N’est-il pas paradoxale qu’à la fin de sa vie Liszt ait été mal-aimé et pourtant son œuvre jamais
autant jouée à cette époque alors que sa vie et son œuvre ne font qu’un , comment expliquez-vous cette "divergence" ?
Liszt a été mal aimé et incompris toute sa vie. Trop de facettes, apparemment si opposées, intriguent et inquiètent... (et rendent envieux sans doute). Un paradoxe pour celui qui aima tant d'artistes et les servit sans relâche ! Mais c'est sans doute une loi du monde, trop aimer ne nous permet pas d'être aimé pour autant...
Pour autant, sa notoriété publique et critique firent qu'à la fin de sa vie (mais seulement à ce moment) on le joua de plus en plus. Comme le disait Borgès : "La gloire est une incompréhension, peut-être la pire". On peut appliquer cette pensée au début comme à la fin de la vie de Liszt. Liszt a - en plus du reste ! - l'intérêt de nous faire réfléchir sur tout cela !
Pensez-vous que Liszt est encore mal aimé de nos jours , n’est-ce pas en fait parce que sa
musique pour piano est vraiment très difficile à jouer qu’il est peut-être moins souvent joué ?

Liszt est mal aimé car mal connu, c'est tout, réduit à des clichés réducteurs ou fallacieux. J'ai dit plus haut à ce sujet ce qu'il en était et ce qui devrait le faire aimer. Je ne pense pas que la difficulté de ses pages pianistiques soient en cause, le niveau des pianistes a énormément progressé depuis 30 ou 40 années... Chopin, qui est très joué (trop, dans le sens si souvent mal... ?), reste terriblement difficile ! Et puis il y a tout le reste de l'œuvre... qui chante ses merveilleux lieder ??
Pourquoi est-ce si important pour vous de le défendre ?
C'est quasi vital - il a été trop attaqué, et pas assez reconnu - Christ de la musique... Je me sens avec lui l'âme d'une sorte de missionnaire... Lui qui a défendu tout le monde, il est grandement temps de le défendre. Et puis ses valeurs de partage et de "communion" sont les miennes. Sans exclure un esprit de fête, tel qu'il court à travers ses Rhapsodies hongroises !
Plus simplement, pour un tel génie, on connaît très mal son œuvre, ce qui est tout à fait anormal... alors corrigeons les choses grâce à cette Année Liszt providentielle !

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